dimanche 19 avril 2020

Paroles tafia

Ils descendent. Ils accélèrent. Qu’est-ce je ne donnerais pas pour pouvoir lire dans la tête de chaque conducteur qui dévale l’autoroute de Delmas. Sont-ils heureux? Ils vont où par cette nuit noire comme de l’encre? Il y a-t-il quelqu’un qui les attend avec impatience à la maison? Vont-ils danser ce vendredi soir? Sûrement pas! S’ils descendent, peut-être qu’ils ne vont pas que danser. Ils ne vont pas se recréer sainement. En bas, c’est la prostitution. En bas, ce sont les serveuses, toutes, les mêmes hauts et les mêmes bas, aguicheuses à souhait. Des prostituées qui ne disent pas leur nom. Je déteste les excuses. Mais, il paraît qu’elles n’ont pas tellement le choix. C’est soit la prostitution de classe soit crever de faim.

Ils montent aussi les véhicules. Les vitres tintées. Partiellement. Complètement. Ou même pas. Les véhicules défilent dans les deux sens. Mes yeux suivent les traînées de lumières irrégulières des phares. Ils montent. Ils descendent les conducteurs. Sont-ils heureux? Appellent-ils encore leur pays Haïti chéri? Ont-ils assez de carburant pour rouler demain? Sont-ils au courant que le dollar se vend à 85 gourdes? Savent-ils que le paquet de “whipes” (lingettes) qui se vendait à 90 gourdes, il y de cela 2 semaines, se vend aujourd’hui, 11 avril, à 125 gourdes. 35 gourdes de plus en 2 semaines. Personne n’a remarqué cette grosse augmentation. Ils ne sont peut-être pas au courant, les conducteurs des rutilants véhicules qui dévalent ou qui gravissent les pentes de Delmas. Ils n’ont peut être pas d’enfants qui utilisent encore des “wipes”. Ah! Les chanceux!
Sur l’autoroute de Delmas, il y a aussi des gens qui déambulent à pied. Certains glissent sur la pente, la mine heureuse. D’autres le gravissent, en sueur. Ils rentrent chez eux. Ou ils vont dans ces boîtes de nuit qui peuplent l’autoroute de Delmas ou qui jonchent les ruelles irrégulières de la plus chanceuse commune de la capitale haïtienne. Certains vont prendre leurs pieds. Je ne sais pas s’ils vont crier très fort ou seront-Ils aussi silencieux que quelqu’un que je connais. De toute façon, ils vont donner de leur jus. Ou certaines vont en recevoir. Je ne veux pas savoir. Cela ne me regarde pas. Moi, mon jus, il est constipé. Et j’en suis frustré.
Ils continuent de monter et de descendre les véhicules sur l’Autoroute de Delmas. J’attends mon “pâté à l’hareng-saure et à l’oignon super pimenté”. Je n’ai pas faim. Absolument pas. Mais ce soir, je veux faire diversion. Quand j’aurai mal au ventre, parce que j’aurai trop mangé, j’arrêterai peut-être de penser aux maux du pays. À l’inflation. À l’insécurité grandissante. Au crétinisme exacerbé de l’héritage du Monsieur à la gueule qui pue toutes les obscénités du monde et qui risque de redevenir le premier parmi nous. Une fois de plus. Une fois de trop. Quand mon attention se portera sur les picotements de mon ventre, je cesserai de penser à moi qui ai arrêté de bâtir des projets “Made in Haiti”. Je n’ai plus le courage de me nourrir de mensonges. Même s’ils sont mignons.
Récemment, j’ai été à un super marché. À Pétion-Ville. Je me suis rappelé que mes verres de vin blanc (mon préféré) étaient impairs. En regardant le cristal fier et prestigieux (comme acheteur compulsif), j’ai voulu les avoir. Mais pour la première fois depuis 8 ans, ce n’était pas la petite voix de celle qui est devenue ma femme depuis le 10 avril 2015 qui me dissuadait de faire un achat non nécessaire. C’était ma propre voix qui m’ordonnait de ne pas acheter. Ma propre voix me demandait “pourquoi acheter des verres que tu vas donner en cadeau avant la fin de cette année?” Parce que, Haïti, mon pays que voici, je vais le fuir. Comme un lâche. Comme un soldat dépecé qui aura rendu son arme. Le drapeau blanc est mon seul rempart. Je me suis rendu les bras en l’air et l’âme atterrée. Je ne me battrai plus contre ce président de la République complexé et qui en même temps pense tout savoir et qui reçoit ses tisanes quotidiennes depuis la lune; ni contre ces parlementaires aux abdomen gonflés à bloc avec de l’argent de la corruption; ni contre ces politiciens qui devraient se cantonner chez l’opticien, parce que presque aveugles, sont-ils; ni contre ces bourgeois venus du Moyen et du Proche Orient et qui n’ont d’intérêt en Haïti que le gonflement aveugle de leurs énormes porte-monnaies. Je quitterai comme un poltron le terrain de guerre. J’ai déjà convaincu deux de mes amis au “sauve qui peut”. C’est diabolique. Je sais. Et ce sentiment me mine. Et c’est dommage. Personne ne verra cette attitude d’abandon comme un cris de révolte. Mais tout le monde dira que c’est un soldat qui déserte. Lâchement.
Perché du haut de ce restaurant situé au haut de Delmas, tout s’offre à mes yeux et à mes oreilles. Il y a une musique que vomit un Juke box. Une musique qui n’est surtout pas haïtienne mais qui devrait aider à attendre le pâté cordé à l’hareng-saure. La musique ne me parle pas. Je ne peux pas demander de la changer. Je ne suis qu’un petit client irrégulier. Je voudrais bien écouter un “Beethovas Obas”. Avec une musique qui me prendrait au cœur. Une musique qui me rappellerait que nous avons tous en main ces bâtonnets de beurre qui n’attendent que le pain. Ce pain non encore prêt parce qu’il n’y a pas assez de mains mises dans la préparation de la pâte.
Les véhicules continuent de monter et de descendre. Mais ils sont plus irréguliers maintenant. Les gens à pieds aussi. Le vodka bon marché ingurgité, il y a 30 minutes, continue de faire son effet. La serveuse vient de m’apporter le sous-plat, la fourchette et le couteau. Le pâté qui va dissiper les couleurs de l’alcool ne tardera pas à arriver. Avant que mon esprit reprenne ses pieds, je vous envoie ce papier. Je confirme. Le vodka bon marché est une excellente muse.
Delmas
22h-29- 11 avril 2019

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