dimanche 19 avril 2020

Nadia, l’innocence volée à 9 ans

On l’appellera Nadia. Car elle redoute amèrement d’être reconnue. Elle a été violée le jour de la Noël. Le 25 décembre 2010. Nadia avait 9 ans. L’âge qui portait toute son innocence.  C’était par un “bienfaiteur” canadien venu apporter des jouets et de l’aide à l’orphelinat où sa mère l’avait abandonnée quand elle avait 3 mois. Vous pensez avoir déjà vécu l’enfer? Lisez d’abord l’histoire de Nadia, voguant avec moult  dérives sur le tumultueux fleuve de la vie en Haïti.

(Photo: Seneweb)
“Si l’enfer existe, il ne peut pas être plus terrible que ce que j’ai vécu du haut de mes 19 ans”, susurre Nadia, les yeux fermés, essayant avec difficulté de retenir des larmes, amères, présume-t-on. Elle ne voulait pas replonger dans ce passé où sont restées encore, vivantes, ces horreurs qui peuplent sa vie. On est coupable d’avoir insisté qu’elle refasse ce voyage. Mais au bout de ce périple, on réalise que certaines, même si elles sont des battantes, sont nées avec une cuillère d’absinthe dans la bouche. La hantise du malheur les guette de façon continue. Même durant les périodes de célébration.
Le diable de la Noël
Les mêmes frissons la traversent à chaque Noël. «C’est comme le diable qui revient me hanter à cette époque», murmure-t-elle, le regard perdu dans le ciel. Comme si elle se retrouvait encore, même neuf ans après, sous le poids de cet homme, la bouche barrée fermement par cette main violeuse et son entre- jambe qui subit cette déchirure, dans un concert de souffrances que les mots, trop impuissants pour la décrire, ne peuvent que taire. Elle ne s’était jamais imaginée que toute la peine qu’elle a connue ce soir de Noël pourrait être l’œuvre de cet homme affable, amical et bienveillant qui a débarqué à l’orphelinat ce 22 décembre 2010, les bras remplis de jouets et de cadeaux pour les déshérités d’Haïti. En plus d’être porteur de joie, le violeur partageait avec Nadia une passion identique.
Amour commun pour les livres
Il faisait partie du groupe de missionnaires arrivés du Canada qui étaient venus apporter des jouets et des cadeaux aux orphelins et pensionnaires de cette institution de Delmas. Nadia et lui s’étaient vite rapprochés parce qu’elle était la seule enfant de l’orphelinat ayant une bonne maîtrise du français. À cause de son physique pauvre, Nadia était la souffre-douleur des autres enfants. La visite du “Blanc” canadien ne saurait que l’arranger. Elle pouvait enfin faire quelque chose que les autres ne pouvaient qu’admirer. Vu que le “parler français” a toujours été pour les Haïtiens une chose admirative, tout le monde dans l’institution était fier des prouesses langagières de Nadia. De son arrivée, le 22 décembre, jusqu’à cette nuit d’épouvante, Nadia et le violeur-bienfaiteur canadien étaient toujours ensemble, à échanger sur tout: Haïti, la littérature jeunesse… Il lui parlait de son pays, le Canada, de sa fille de 16 ans… et elle lui parlait en retour des livres qu’elle avait lus, de ses aspirations, et lui, de son amour pour les livres. Il l’accompagnait à la bibliothèque et l’aidait à découvrir des bouquins passionnants. Mais ces échanges bienheureux, le soir de la Noël, allaient virer au cauchemar.
Ce soir-là!
Le 25 décembre, les enfants de l’orphelinat et ceux du pensionnat devaient se retrouver pour une grande distribution de cadeaux et de jouets apportés par les missionnaires venus du Canada et aussi pour fêter la Noël. Mais Nadia avait la fièvre. Elle ne pouvait pas sortir. Celui qui était devenu son ami s’est proposé de rester avec elle parce qu’elle serait la seule à rester dans la grande bâtisse de plusieurs étages. Cette proposition avait réjoui Nadia qui, en plus de sa fièvre, allait passer de longues heures dans la solitude la plus totale. Pour bien l’aider à tuer le temps, il a été prendre un livre dans la bibliothèque, spécialement pour elle. Après un long moment de  conversation passionnante ponctué de tout et de rien, dans la grande chambre meublée de lits à étages, le silence s’est imposé entre eux. Alors Nadia a entamé la lecture du livre qu’il lui avait rapporté. C’est à ce moment qu’il a commencé à balader ses mains sur elle. Sans crier gare, il a plongé sur Nadia, a défait ses vêtements et entamé l’opprobre. Les tentatives de cette dernière pour lutter contre son ami-blanc-agresseur ont été, évidemment, vaines. Bien qu’elle savait que ses gémissements de douleur et ses appels à l’aide, presque inaudibles, ne parviendraient pas aux oreilles de la seule autre personne présente dans l’institution, le gardien posté près de la barrière, elle espérait que miraculeusement le silence des lieux les transporterait jusqu’en bas. Mais cette main forte gardait la bouche de Nadia prisonnière. Et les cris étaient étouffés. Le “Blanc au regard angélique” s’était transformé en monstre. Les pleurs, le sang qui dégoulinait sur le lit, les hululements déchirants de Nadia n’ont eu aucun effet sur lui. Une seule interrogation avait traversé l’esprit de Nadia dans l’intervalle: “Pourquoi j’ai été abandonnée ici?”
L’enfer traversé, la fillette se réfugia, le sexe endolori, dans un coin de cette chambre commune. Le violeur, sans dire un mot, retira la couverture ensanglantée rapporta une nouvelle, récupérée dans la buanderie au rez-de-chaussée. 
Les autres enfants sont revenus, deux heures après le viol, estime Nadia, tous contents, la magie de Noël dans la tête et les mains remplies de cadeaux et de jouets.
Depuis cette nuit-là, Nadia, qui était toujours à part, s’est davantage repliée sur elle-même. Elle pleurait sans cesse et mangeait à peine. Elle a même été interrogée à plusieurs reprises par les responsables de l’orphelinat. Rien n’est sorti de sa bouche de l’amère expérience qu’elle a vécue. Pas un seul camarade n’a été mis au courant. «Pour moi, c’était un sujet de honte et j’étais convaincue que les autres allaient s’en servir pour me marginaliser davantage; je n’ai donc rien dit à personne», confie-t-elle. 
Le violeur est reparti au Canada deux jours plus tard. Sans trompette ni tambour et bien entendu sans être soupçonné d’un quelconque viol de fillette de 9 ans. Nadia ne l’avait plus revu jusqu’à ce qu’il repartît. Elle porte encore aujourd’hui, révèle-t-elle, dans son sexe, une cicatrice des violentes blessures de cette nuit-là, et dans sa mémoire le visage de cet homme de trente ans qui lui a imposé les douleurs les plus marquantes de sa jeune vie. Toutefois, l’horreur n’avait pas quitté la vie trépidante de Nadia.
Proxénétisme 
L’année suivante, une tante a récupéré Nadia à l’orphelinat. “Mais c’était pour devenir la bonne de ses enfants”, révèle la concernée. Sa tante, institutrice de son état, ne voulait presque pas payer l’écolage de la petite. À 12 ans, elle a dû se prostituer pour payer son éducation. Pas de chiffres exacts en tête, mais ils ne doivent pas être moins de huit cents, rapporte-t-elle, les hommes qui auraient pu être son père, son grand-père…, mais qui l’ont fourrée avant ses 15 ans. Et elle ne recevait pratiquement rien de ses parties de jambes en l’air. Ces entremetteurs gardaient les recettes de la vente de son innocente entre-cuisse et se chargeaient de payer l’école pour elle.
Des jeunes garçons, devenus ses protecteurs, l’ont repérée alors qu’elle menait pour sa tante un commerce de hot-dogs boucanés quelque part sur l’artère principale de Frères, dans la commune de Pétion-Ville. Elle n’avait que douze ans. C’était des clients fidèles de cette viande en bâtonnet que Nadia faisait griller sur du feu de charbon de bois et qu’elle servait imbibée de mayonnaise, de sauce de tomate et de sauce piquante. 
Les jeunes proxénètes ont été impressionnés par l’intelligence et la grande maturité de la petite fille qui n’avait pourtant que de minuscules boutons de seins qui bourgeonnaient sur sa poitrine. Sans que Nadia ne soit au courant, ils ont construit des projets pour elle. Ils l’ont d’abord initiée à la prostitution, ensuite à l’alcool et à la drogue. Elle s’en est donnée à cœur joie. «La bouteille m’aidait beaucoup à oublier ma situation, mais j’étais toujours consciente que je m’enfonçais dans un trou», reconnaît-elle. «Au début, le sexe me faisait peur, car le spectre du viol de la Noël était toujours présent. Mais quand je n’ai pas eu le choix, j’ai appris à m’en servir pour avoir ce que je voulais», soutient-elle avec conviction. Maintenant, elle estime avoir le choix. Et elle veut rompre avec tout ça.
Le divorce
Nadia veut divorcer d’avec son passé de prostituée, d’alcoolique et de droguée. Elle compte, entre autres, sur la littérature pour l’aider à faire ce volte-face. «Je veux réaliser de grandes choses dans ma vie, malgré tout ce que j’ai connu», tonne-t-elle sans grande conviction. Quand on lui demande de parler de ses objectifs pour demain, elle avoue que des fois c’est clair dans sa tête, mais souvent elle n’arrive pas à déterminer ce qu’elle veut réellement. Mais ce qui est certain, c'est qu'elle veut lâcher la bouteille; d’ailleurs elle est devenue sobre, clame-t-elle. Nadia ne se passe plus de joints de marijuana avec ses amis et ne couche presque plus ou pas du tout avec quelqu’un pour de l’argent. D’ailleurs, petit à petit, elle est en train de s’éloigner de sa bande qui l’a initiée à tout ça alors qu’elle n’avait que 12 ans. Elle s’est occupée l’esprit avec des ambitions jugées hors normes par ses ex-proxénètes. Quand elle leur parle de ses projets, on l’assaille de reproches, parce que, selon eux, Nadia est en train de les renier et de couper aussi les mains qui l’ont supportée pendant si longtemps. Loin des sphères d’habitude de ces derniers, Nadia veut reconstruire son existence en se versant dans le monde des lettres.
La littérature pour conjurer son passé
Quand on sait qu’en Haïti le français s’apprend à coups de grammaire à l’école, assenés par des professeurs qui eux-mêmes ne maîtrisent pas la langue, l’on pourrait bien se demander, en conversant 5 minutes avec Nadia, par combien de coups de ce livre elle a été frappée. La fille au passé tumultueux a aujourd’hui une maîtrise frisant la perfection du français. «À l’orphelinat, il y avait une bibliothèque, j’y passais le clair de mon temps», rappelle-t-elle, avec une pointe de fierté. Elle a toujours été une grande lectrice. Ses yeux se sont déjà régalés des mots des meilleurs romans des littératures haïtienne et française. Entre les moments passés à la bibliothèque municipale de Delmas et les journées affamées chez sa tante à Frères, de sa tablette, elle donne naissance à une histoire. Elle écrit un roman. Pas sur sa vie. Elle serait reconnue par ses pairs, craint-elle. Elle comptait participer au concours de roman de C3 Éditions. Elle avait jusqu’au jour de son 19e anniversaire pour soumettre son tapuscrit. Le 31 décembre. Mais, un samedi de novembre, sur la Place Boyer, à Pétion-Ville, deux hommes armés lui ont tout volé, y compris sa tablette avec son roman inachevé. La battante n’est pas déroutée. Elle se promet de recommencer. Car, pour elle, écrire représente une thérapie pouvant l’aider à conjurer les démons de son passé.
En attendant de devenir la romancière aguerrie qu’elle perçoit en elle, Nadia a identifié une compétence, juge-t-elle, qui pourrait l’aider à avancer dans la vie.
Pour se donner une nouvelle arme de combat, elle veut devenir photographe. Elle connaît quelqu’un aux États-Unis qui pourrait lui acheter une caméra. Mais elle est loin de pouvoir payer ses études en photographie. Après s’être cassée la tête pour trouver quoi faire, elle s’est rabattue sur la lessive. Elle compte utiliser ses mains, habituées à frotter, pour se payer ce cours. Une amie l’a référée à une jeune dame qui cherchait quelqu’un pour ses lessives. Nadia espérait s’en tirer avec trois mille gourdes pour les deux lessives par mois. Mais au bout de longues négociations sur WhatsApp, elle n’aura pas plus de mille cinq cents gourdes. «Ce sera déjà suffisant pour retenir ma place pour la session en photographie qui débutera en mai 2019, à Fotomatik Haïti», explique Nadia, les yeux remplis d’espoir cette fois-ci. Pas question pour elle de recommencer à coucher avec des inconnus aux cravates dorées pour gagner de l’argent.  

3 commentaires:

  1. Connaît-on le nom du ''missionnaire'' ou, du moins, celui de sa communauté?

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  2. Où est-elle maintenant? Elle a déjà bouclé sa formation en photographie? Si non, mwen ta byen renmen edel byenke se pa sa lap chèche.

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