mardi 30 avril 2013

Raoul Denis : amour, musique... et musique



Raoul Denis, dans les années 70
Elle l’a pris au cœur  comme une crampe. Mais une crampe qui a fait son bonheur. Raoul Denis tombe amoureux de la musique un matin de dimanche des années 50.
Sa vie, c'est l'histoire d'amour entre la musique et la musique. Portrait d'un homme qui respire et qui vit en do ré mi fa sol... 


Il se le rappelle comme si c’était hier. C’était un dimanche. Le jour où tout son être s’est épris de la musique classique. « On jouait le concerto pour violon de Ludwig Van Beethoven ». Cet amour il l’a mis en boîte entre 1954 et 1955. La Boîte à Musique. En 2013, Raoul Denis est le seul à pouvoir compter cinquante huit années. Cinquante huit années en tant que disquaire.

Amour de la musique

« Je suis un passionné de musique ». Le récit de la vie de Raoul Denis commencera toujours par cette phrase. Après s'être essayé à l'agriculture et au commerce, il a épousé, pour la vie, le métier de disquaire. Dieu seul sait comment il lui est resté fidèle. Et le hasard n'y est pour rien. Les notes de sa vie depuis 58 ans s'écrivent en clés de sol, où Mozart, Beethoven, Brahms, Schubert, Chopin... définissent le tempo.

Il aime la musique. Mais surtout, et de toute son âme, la musique classique. Sa femme est musicienne. L'une des plus grandes pianistes haïtiennes. Micheline Laudun Denis. Pour les amateurs de la musique savante, le nom dit déjà tout. Ses quatre enfants, Sibylle, Raoul Junior, Pascale, Maxence, tous des artistes. Passionnés de musique, comme leurs père et mère.

Raoul Denis est dans la musique jusqu'aux cheveux. C'est un appel reçu dès l'âge de 4 ans. Du phonographe de son père, la musique l'interpellait déjà vers ce choix. En 1954 - 1955, la Boîte à Musique est créée. Pionnière dans la commercialisation de disques en Haïti. Depuis, le quotidien de « Père Raoul » s'égrène dans une trame où toute combinaison, action, pirouette... se fait l'écho de cet art qui bat la mesure : musique.

La Boîte à Musique

On est en 1956. A Port-au-Prince ou en Haïti tout court, la musique classique ne fait pas salle comble. C'est l'apanage d'un public sélect. Et restreint. Par une belle journée de mardi, deux haut-parleurs devant un petit magasin, à la Rue Pavée, répandent une musique. Elle est tantôt douce, lente et tantôt rapide. Cette drôle de combinaison de sons sans parole interpelle la curiosité d'un mécanicien qui passait dans les parages. Pas trop habitué à ce douillet picotement qui ravit ses tympans. Il rentre dans le petit magasin, graisseux, huileux avec l'accoutrement qu'on connaît à ces professionnels. Mais il est quand même bien accueilli par le proprio à qui il demande des explications sur cette « espèce de musique ». « C'est de la musique classique, ce que vous écoutez là c'est le concerto pour violon de Ludwig Van Beethoven », lui explique le magasinier. « Est-ce que vous pouvez me vendre cette musique? bien que je n'y comprends rien du tout, mais je dois absolument faire écouter ça à mes enfants », lâche le mécano, emballé de plus en plus par ce qu'il écoutait. « Bien sûr ! D'ailleurs c'est ce que nous faisons ici, nous vendons de la musique ! », lui répond, enthousiaste, le vendeur, Raoul Denis. Ce dernier, arrivé chez lui dans l'après-midi, clame à sa femme « je suis un homme heureux ! Heureux ! ». Vous devinez pourquoi.

Ce bonheur lui est venu de ce mécanicien qui, comme lui et par un pur hasard, est tombé amoureux de cette musique, à laquelle il ne comprenait absolument rien. Sa raison, sa logique n'arrivaient pas à saisir les dimensions de ce qui remplissait ses tympans. Mais son cœur s'en est épris. C'est cette relation d'amour serti d'inconnus qui a donné naissance à la Boîte à Musique. L'histoire de cette boîte a bien sûr commencé bien avant cette journée de mardi de l'année 1956 quand le mécanicien est venu acheter son premier disque de Beethoven.


Le coup de foudre

« C'était un dimanche de l'année 1950, on jouait sur le HH3W, la radio de Ricardo Widmaier, une œuvre extraordinaire. C'était le concerto pour violon de Ludwig Van Beethoven qui m'a littéralement bouleversé. Depuis, je me suis beaucoup intéressé à écouter la musique classique », nous raconte Raoul Denis dans le salon de sa maison, à Pétion-Ville. Quatre années se sont écoulées entre ce coup de foudre pour la musique classique et la création de la maison de disque, la Boîte à Musique.

Pendant ces quatre années, Raoul s'est essayé dans la vente de chaussures, l'agriculture... mais le cœur  n'y était pas. Ce qui l'intéressait c'était la musique. Mais il restait à trouver le moyen de combiner la musique et le pain quotidien, car Raoul n'était pas musicien. Mais, « tout arrive à celui qui sait attendre ». C'est ainsi que dans son périple de recherche de disques de musique classique, Raoul apprend que Georges Duplessis, de la SHASA, passait ou vendait des disques, chez lui à des amis et connaissances. Mais ce n'était pas à des fins lucratives. C'est alors que Raoul s'est demandé s'il ne pouvait pas ouvrir ce champ à un plus large public ? Il s'exécute sur le champ, bien sûr avec l'assentiment et les tuyaux de son ami Duplessis.

La boîte est montée

La Boite à Musique n'a pas pris corps dans le bâtiment qui se trouve à l'angle des rues Pavée et Montalais, en plein milieu de la capitale. C'est dans une maisonnette située un peu plus bas de l'ancien siège social de la SOGECARTE, toujours à la Rue Pavée, que ce grand rêve s'est matérialisé.

On est en 1954. Micheline Laudun, celle qui deviendra la femme de Raoul en 1956, est en France. C'est elle qui trouvera le nom à l'entreprise, à côté de « Palais de la Musique » et autres noms du même genre proposés. L'espace où s'affiche l'enseigne « Boîte à Musique » se loue à 200 gourdes le mois. Avec son frère Gérard, Raoul lance véritablement la première maison de disque d'Haïti en 1955. C'est une chambrette de deux ou trois mètres de large sur 12 à 15 mètres de long. Quand on y rentre, on trouve exposés des postes de radio, ensuite les 78 tours (aujourd'hui allégés et réduits à 33). A l'arrière, Raoul aménage son bureau qui n'est autre qu'un petit « laboratoire » où, à longueur de journée, il écoute ses disques classiques.

                                 Au Sénégal, rencontre avec le président Léopold Sédar Senghor (à l'extrême droite);                                                               Raoul Denis (de dos)à droite, en face Mecheline Laudun Denis
La grande affluence n'est pas au rendez-vous. En plus que les gens n'ont pas encore l'habitude d'entrer dans un magasin pour acheter des disques. Ainsi, passent les jours de cette nouvelle entreprise culturelle. Entre-temps, Raoul Denis acquiert de l'expérience dans le métier. Augmente aussi sa connaissance dans le domaine par lecture de tout ce qui est écrit sur la musique, notamment celle dont il est épris : la musique classique. Au fil du temps, sa renommée dans le secteur fait tache d'huile. La Boîte à Musique demeure, jusqu'à aujourd'hui, la référence pour tous les mélomanes avertis qui demandent et trouvent l'accompagnement, l'explication de fins connaisseurs quand ils doivent effectuer des achats de disques.

L'ascension

 Le sérieux qui caractérise le travail de Raoul lui vaut la confiance de grandes compagnies étrangères de production de disques telles que Polygram, Decca, RCA, Deutch et Gramophon, EMI, Barclay, Universal... qui, pour certaines, lui accorde l'exclusivité de distribution de leurs produits en Haïti et dans la Caraïbe.

Le petit local de la Boîte à Musique sera laissé au profit d'un grand espace que Raoul avait toujours rêvé d'avoir quand il passait devant. Ce sera à l'angle de la Rue Pavée et de la Rue Montalais que la grande aventure d'amour entre Raoul et la musique va continuer.

L'entreprise s'agrandit. A côté des 33 tours, des cassettes, les instruments viennent allonger la liste des produits offerts. La Boîte à Musique obtient de la compagnie japonaise, Yamaha, l'exclusivité de la commercialisation de la marque en Haïti pour tous les instruments musicaux. Guitares, violons, pianos, orgues, batteries, tambours... de la marque Yamaha donnent désormais rendez-vous à nos plus grands musiciens haïtiens ou étrangers vivant en Haïti. Boston Lhérisson, HerbyWidmaer, Gérald Merceron, Réginald Policard, Micheline Laudun Denis, Gladys Silvera, Marie Maude Boisette, Amos Coulanges, Henri Célestin, Fanfan Courtois, Porky, Robert Martino, Dedy Bellegarde, Philippe et Pierre-Marie Boisson... comptent parmi les virtuoses qui achètent leurs instruments à la Boîte à Musique.

Un coin de la Boîte à Musique à Pétion-Ville
« Guitares classiques ou électriques, pianos à queue ou droits, électones, claninovas, synthés, toute la gamme des instruments à vent sans compter les fabuleuses batteries acoustiques ou électroniques, les systèmes de sons professionnels, équipement d'enregistrement, mixers, amplificateurs, speakers et toute cette production YAMAHA de la plus haute technologie, utilisés tant par nos studios d'enregistrement, tel celui du bien connu Patrick Audant, que par nos animateurs, tel DJ Fanfan, par nos églises de la capitale ou des provinces, tout ce bel éventail représenté, disais-je, par la BAM depuis quarante neuf ans ! », avait écrit Jacqueline Scott Lemoine, dans un article « La Boite à Musique », paru le 14 juin 2004 dans les colonnes du Nouvelliste.

Parallèlement à ce travail dans le domaine de la vente de disques et d'instruments, Raoul Denis a produit divers artistes haïtiens. Le grand guitariste Amos Coulanges, l'illustre groupe des années 60, Ibo Combo, et le duo explosif, Manno et Marco.

 
Micheline Laudun Denis et Raoul avec leur première enfant, Sybille.
La Boîte à Musique compte dans ses annales plusieurs employés qui sont devenus, par la suite, directeurs généraux ou ministres des Finances. « La Boîte à Musique est non seulement un endroit convivial où mélomanes, musiciens se croisent, mais c'est aussi une école où on apprend la vie et la musique », pense Sybille Denis Touat, la fille aînée de Raoul, qui gère à présent la Boîte à Musique. Toujours avec le même savoir-faire que son père, puisque élevée dans la crèche de Raoul Denis et de Micheline Laudun Denis, où l'amour de la musique est un must. Aujourd'hui Raoul, à la retraite, garde toujours un œil sur la boîte que sa fille Sybille, professeure de musique, gère jalousement.

Au cours des malheureux événements survenus après le départ de l'ancien président Jean Bertrand Aristide, le 29 février 2004, la Boîte à Musique a compté parmi les entreprises du centre-ville qui ont connu la rage des forces de l'obscurantisme. Mise à sac, le pays tout entier a perdu une collection d'anciens disques de la musique haïtienne que seule était détentrice la Boîte à Musique, puisque pionnière dans la vente d'album de musique en Haïti. Mais cette boîte a repris vie. Au point d'enfanter une autre Boîte à Musique à Pétion-Ville, au rez-de-chaussée de l'immeuble des Ateliers Jérôme, situé à l'angle des rues Rébecca et Lambert.

 Elle est bien longue, l'histoire du parcours de Raoul Denis qui a conduit à la création de la Boîte à Musique. Un extrait concentré, dans les lignes qui suivent.

L'enfance

Raoul Denis vient d'avoir 84 ans. Il est né entre deux guerres. Le 20 mars 1929. Il a la mémoire de cette date. Il ne se rappelle pas exactement de l'endroit qui l'a accueilli dans le monde. Il n'a de mémoire fidèle que pour ce qui se rapporte à sa passion. Vous devinez. Toutefois, il se rappelle qu'il doit probablement avoir vu le jour quelque part en face de l'actuel Institut Français, au Bois Verna, à Port-au-Prince. Il a aussi habité à la Ruelle Duncombe. Aujourd'hui, monté au grade de rue. Mais il est certain que les cinq premières années de sa vie ont pris corps à l'angle de la Rue Capois et d'une autre rue. Ne lui demandez pas le nom. Il n'en a plus le souvenir.

Certains vont rire. Raoul Denis a commencé ses études classiques chez les Sœurs. Au Collège Sacré-Cœur de Turgeau. Dans les années 30, ces chères sœurs du Sacré-Cœur admettaient les garçons. Ne vous méprenez pas. Les filles étaient bien séparées des garçons. Seuls les regards avaient plein pouvoir. « Je les regardais de loin », se souvient-il.

La frimousse de Raoul Denis dans les années 50
Comme tout enfant de l'époque, il n'a pas été épargné de l'éternel syllabaire national. Il se rappelle avoir toujours cultivé une admiration particulière pour la dernière leçon du petit manuel de lecture, à la couverture grisâtre. Car la dernière lettre de l'alphabet français est Z. Et celle-ci était illustrée par un zèbre. Son animal adoré. Une anecdote. « Je me rappelle une fois, pour la Noël, ma maîtresse partait en vacance à l'étranger. Comme j'étais bon élève, elle me demanda ce que je souhaitais qu'elle me rapporte de son voyage, je lui répondis sans broncher : un zèbre ! ».

La suite de son parcours scolaire le privera de la possibilité de regarder les filles. Même de loin. Il sera inscrit chez les pères spiritains. Au Petit Collège Saint Martial. Là, il n'y avait rien à regarder avec des yeux affriolants. Sinon la bonne camaraderie de bons amis qui demeure éternelle.

Très jeune étant, sa mère a dû voyager pour la France pour se faire soigner. Elle était très malade. Elle a dû rester dans l'Hexagone pendant 3 ans. Au retour, le médecin lui a conseillé de quitter le centre-ville, trop chaud, pour un endroit plus frais. Pétion-Ville a été choisi. Il avait alors 10 ans. Dans un espace assez isolé, tout près de l'Eglise Saint Pierre. Le reste de la vie de Raoul Denis se déroulera dans cet endroit. Il y habite encore aujourd'hui. « Je n'aimais pas la ville, je préférais la campagne », précise-t-il. Et la coquette Pétion-Ville urbaine d'aujourd'hui, à l'époque, présentait tout ce qu’il y avait de campagne. Mais ce nouveau bonheur apportait aussi son lot de complication. A Pétion-Ville, il était isolé. Pas d'amis. A l'école, on a dû même le dispenser de l'indispensable messe du dimanche, tant le parcours Pétion-Ville - Port-au-Prince était difficile.

Son enfance se déroula sans grand événement. Sinon cet amour de la musique qui se peaufinait au rythme de ce que jouait le phonographe de son père. Cet appareil qui l'a gardé longtemps captif. A côté, il développait une grande attirance pour l'agriculture.

La transition

 Ses études classiques terminées, Raoul veut s'orienter vers l'agronomie, mais à l'époque, la Faculté d'Agronomie ne recrute des promotions que tous les deux ans. Entre-temps, son père lui trouve un job qui a rapport à l'agriculture à Le Grenier, à carrefour Laboule. Il y reste deux à trois ans. Son parcours le conduira à la station agricole de Grand-Bois, à Cornillon, dans le travail des pépinières de café.

Il sera par la suite à la Forêt des Pins avec une compagnie américaine qui exploitait le bois pour l'exportation durant la deuxième guerre mondiale. A cette époque, il était responsable d'ouvriers et empochait entre 300 et 500 gourdes, se rappelle-t-il. « J'étais dégoûté de ce travail, que je n'aimais pas du tout, en plus qu'il faisait très froid la haut », nous rapporte-t-il. Il a tout fait pour se faire renvoyer. Au lieu d'un renvoi, on l'a envoyé à Port-au-Prince pour ouvrir un magasin de vente de planches au bord de mer. Là encore il était lassé de ce travail, car quelque chose l'interpellait vers une autre orientation.

Pour tuer le temps, il écoutait de la musique dans son bureau. Il avait un complice qui l'avertissait quand arrivaient les grands patrons. Ses journées se déroulaient entre la dégustation d'un Mozart, Beethoven, Brahms... Des notes qui lui ont permis de monter, morceau par morceau, une boîte. On y écoute, achète, apprend, aime... la musique. D'ailleurs son nom porte la musique. La Boîte à Musique.

Gaspard Dorélien
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