Raoul Denis, dans les années 70 |
Elle
l’a pris au cœur comme une crampe. Mais
une crampe qui a fait son bonheur. Raoul Denis tombe amoureux de la musique un
matin de dimanche des années 50.
Sa
vie, c'est l'histoire d'amour entre la musique et la musique. Portrait d'un
homme qui respire et qui vit en do ré mi fa sol...
Il se le rappelle comme si
c’était hier. C’était un dimanche. Le jour où tout son être s’est épris de la
musique classique. « On jouait le concerto pour violon de Ludwig Van Beethoven
». Cet amour il l’a mis en boîte entre 1954 et 1955. La Boîte à Musique. En
2013, Raoul Denis est le seul à pouvoir compter cinquante huit années.
Cinquante huit années en tant que disquaire.
Amour
de la musique
« Je suis un passionné de
musique ». Le récit de la vie de Raoul Denis commencera toujours par cette
phrase. Après s'être essayé à l'agriculture et au commerce, il a épousé, pour
la vie, le métier de disquaire. Dieu seul sait comment il lui est resté fidèle.
Et le hasard n'y est pour rien. Les notes de sa vie depuis 58 ans s'écrivent en
clés de sol, où Mozart, Beethoven, Brahms, Schubert, Chopin... définissent le
tempo.
Il aime la musique. Mais
surtout, et de toute son âme, la musique classique. Sa femme est musicienne. L'une
des plus grandes pianistes haïtiennes. Micheline Laudun Denis. Pour les
amateurs de la musique savante, le nom dit déjà tout. Ses quatre enfants,
Sibylle, Raoul Junior, Pascale, Maxence, tous des artistes. Passionnés de
musique, comme leurs père et mère.
Raoul Denis est dans la
musique jusqu'aux cheveux. C'est un appel reçu dès l'âge de 4 ans. Du phonographe
de son père, la musique l'interpellait déjà vers ce choix. En 1954 - 1955, la
Boîte à Musique est créée. Pionnière dans la commercialisation de disques en
Haïti. Depuis, le quotidien de « Père Raoul » s'égrène dans une trame où toute
combinaison, action, pirouette... se fait l'écho de cet art qui bat la mesure :
musique.
La
Boîte à Musique
On est en 1956. A
Port-au-Prince ou en Haïti tout court, la musique classique ne fait pas salle
comble. C'est l'apanage d'un public sélect. Et restreint. Par une belle journée
de mardi, deux haut-parleurs devant un petit magasin, à la Rue Pavée, répandent
une musique. Elle est tantôt douce, lente et tantôt rapide. Cette drôle de
combinaison de sons sans parole interpelle la curiosité d'un mécanicien qui
passait dans les parages. Pas trop habitué à ce douillet picotement qui ravit
ses tympans. Il rentre dans le petit magasin, graisseux, huileux avec
l'accoutrement qu'on connaît à ces professionnels. Mais il est quand même bien
accueilli par le proprio à qui il demande des explications sur cette « espèce
de musique ». « C'est de la musique classique, ce que vous écoutez là c'est le
concerto pour violon de Ludwig Van Beethoven », lui explique le magasinier. «
Est-ce que vous pouvez me vendre cette musique? bien que je n'y comprends rien
du tout, mais je dois absolument faire écouter ça à mes enfants », lâche le
mécano, emballé de plus en plus par ce qu'il écoutait. « Bien sûr ! D'ailleurs
c'est ce que nous faisons ici, nous vendons de la musique ! », lui répond,
enthousiaste, le vendeur, Raoul Denis. Ce dernier, arrivé chez lui dans l'après-midi,
clame à sa femme « je suis un homme heureux ! Heureux ! ». Vous devinez
pourquoi.
Ce bonheur lui est venu de
ce mécanicien qui, comme lui et par un pur hasard, est tombé amoureux de cette
musique, à laquelle il ne comprenait absolument rien. Sa raison, sa logique n'arrivaient
pas à saisir les dimensions de ce qui remplissait ses tympans. Mais son cœur s'en
est épris. C'est cette relation d'amour serti d'inconnus qui a donné naissance
à la Boîte à Musique. L'histoire de cette boîte a bien sûr commencé bien avant
cette journée de mardi de l'année 1956 quand le mécanicien est venu acheter son
premier disque de Beethoven.
Le
coup de foudre
« C'était un dimanche de l'année
1950, on jouait sur le HH3W, la radio de Ricardo Widmaier, une œuvre
extraordinaire. C'était le concerto pour violon de Ludwig Van Beethoven qui m'a
littéralement bouleversé. Depuis, je me suis beaucoup intéressé à écouter la
musique classique », nous raconte Raoul Denis dans le salon de sa maison, à
Pétion-Ville. Quatre années se sont écoulées entre ce coup de foudre pour la
musique classique et la création de la maison de disque, la Boîte à Musique.
Pendant ces quatre années,
Raoul s'est essayé dans la vente de chaussures, l'agriculture... mais le
cœur n'y était pas. Ce qui l'intéressait
c'était la musique. Mais il restait à trouver le moyen de combiner la musique
et le pain quotidien, car Raoul n'était pas musicien. Mais, « tout arrive à
celui qui sait attendre ». C'est ainsi que dans son périple de recherche de
disques de musique classique, Raoul apprend que Georges Duplessis, de la SHASA,
passait ou vendait des disques, chez lui à des amis et connaissances. Mais ce n'était
pas à des fins lucratives. C'est alors que Raoul s'est demandé s'il ne pouvait
pas ouvrir ce champ à un plus large public ? Il s'exécute sur le champ, bien
sûr avec l'assentiment et les tuyaux de son ami Duplessis.
La
boîte est montée
La Boite à Musique n'a pas
pris corps dans le bâtiment qui se trouve à l'angle des rues Pavée et Montalais,
en plein milieu de la capitale. C'est dans une maisonnette située un peu plus
bas de l'ancien siège social de la SOGECARTE, toujours à la Rue Pavée, que ce
grand rêve s'est matérialisé.
On est en 1954. Micheline
Laudun, celle qui deviendra la femme de Raoul en 1956, est en France. C'est
elle qui trouvera le nom à l'entreprise, à côté de « Palais de la Musique » et
autres noms du même genre proposés. L'espace où s'affiche l'enseigne « Boîte à
Musique » se loue à 200 gourdes le mois. Avec son frère Gérard, Raoul lance
véritablement la première maison de disque d'Haïti en 1955. C'est une
chambrette de deux ou trois mètres de large sur 12 à 15 mètres de long. Quand
on y rentre, on trouve exposés des postes de radio, ensuite les 78 tours
(aujourd'hui allégés et réduits à 33). A l'arrière, Raoul aménage son bureau
qui n'est autre qu'un petit « laboratoire » où, à longueur de journée, il
écoute ses disques classiques.
Au Sénégal, rencontre avec le président Léopold Sédar Senghor (à l'extrême droite); Raoul Denis (de dos)à droite, en face Mecheline Laudun Denis |
La grande affluence n'est
pas au rendez-vous. En plus que les gens n'ont pas encore l'habitude d'entrer
dans un magasin pour acheter des disques. Ainsi, passent les jours de cette
nouvelle entreprise culturelle. Entre-temps, Raoul Denis acquiert de l'expérience
dans le métier. Augmente aussi sa connaissance dans le domaine par lecture de
tout ce qui est écrit sur la musique, notamment celle dont il est épris : la
musique classique. Au fil du temps, sa renommée dans le secteur fait tache d'huile.
La Boîte à Musique demeure, jusqu'à aujourd'hui, la référence pour tous les
mélomanes avertis qui demandent et trouvent l'accompagnement, l'explication de
fins connaisseurs quand ils doivent effectuer des achats de disques.
L'ascension
Le sérieux qui caractérise le travail de Raoul
lui vaut la confiance de grandes compagnies étrangères de production de disques
telles que Polygram, Decca, RCA, Deutch et Gramophon, EMI, Barclay,
Universal... qui, pour certaines, lui accorde l'exclusivité de distribution de
leurs produits en Haïti et dans la Caraïbe.
Le petit local de la Boîte
à Musique sera laissé au profit d'un grand espace que Raoul avait toujours rêvé
d'avoir quand il passait devant. Ce sera à l'angle de la Rue Pavée et de la Rue
Montalais que la grande aventure d'amour entre Raoul et la musique va
continuer.
L'entreprise s'agrandit. A
côté des 33 tours, des cassettes, les instruments viennent allonger la liste
des produits offerts. La Boîte à Musique obtient de la compagnie japonaise,
Yamaha, l'exclusivité de la commercialisation de la marque en Haïti pour tous
les instruments musicaux. Guitares, violons, pianos, orgues, batteries,
tambours... de la marque Yamaha donnent désormais rendez-vous à nos plus grands
musiciens haïtiens ou étrangers vivant en Haïti. Boston Lhérisson, HerbyWidmaer, Gérald Merceron, Réginald Policard, Micheline Laudun Denis, Gladys
Silvera, Marie Maude Boisette, Amos Coulanges, Henri Célestin, Fanfan Courtois,
Porky, Robert Martino, Dedy Bellegarde, Philippe et Pierre-Marie Boisson...
comptent parmi les virtuoses qui achètent leurs instruments à la Boîte à
Musique.
Un coin de la Boîte à Musique à Pétion-Ville |
« Guitares classiques ou
électriques, pianos à queue ou droits, électones, claninovas, synthés, toute la
gamme des instruments à vent sans compter les fabuleuses batteries acoustiques
ou électroniques, les systèmes de sons professionnels, équipement d'enregistrement,
mixers, amplificateurs, speakers et toute cette production YAMAHA de la plus
haute technologie, utilisés tant par nos studios d'enregistrement, tel celui du
bien connu Patrick Audant, que par nos animateurs, tel DJ Fanfan, par nos
églises de la capitale ou des provinces, tout ce bel éventail représenté,
disais-je, par la BAM depuis quarante neuf ans ! », avait écrit Jacqueline
Scott Lemoine, dans un article « La Boite à Musique », paru le 14 juin 2004
dans les colonnes du Nouvelliste.
Parallèlement à ce travail
dans le domaine de la vente de disques et d'instruments, Raoul Denis a produit
divers artistes haïtiens. Le grand guitariste Amos Coulanges, l'illustre groupe
des années 60, Ibo Combo, et le duo explosif, Manno et Marco.
Micheline Laudun Denis et Raoul avec leur première enfant, Sybille. |
Au cours des malheureux
événements survenus après le départ de l'ancien président Jean Bertrand
Aristide, le 29 février 2004, la Boîte à Musique a compté parmi les entreprises
du centre-ville qui ont connu la rage des forces de l'obscurantisme. Mise à
sac, le pays tout entier a perdu une collection d'anciens disques de la musique
haïtienne que seule était détentrice la Boîte à Musique, puisque pionnière dans
la vente d'album de musique en Haïti. Mais cette boîte a repris vie. Au point d'enfanter
une autre Boîte à Musique à Pétion-Ville, au rez-de-chaussée de l'immeuble des
Ateliers Jérôme, situé à l'angle des rues Rébecca et Lambert.
Elle est bien longue, l'histoire du parcours
de Raoul Denis qui a conduit à la création de la Boîte à Musique. Un extrait
concentré, dans les lignes qui suivent.
L'enfance
Raoul Denis vient d'avoir
84 ans. Il est né entre deux guerres. Le 20 mars 1929. Il a la mémoire de cette
date. Il ne se rappelle pas exactement de l'endroit qui l'a accueilli dans le
monde. Il n'a de mémoire fidèle que pour ce qui se rapporte à sa passion. Vous
devinez. Toutefois, il se rappelle qu'il doit probablement avoir vu le jour
quelque part en face de l'actuel Institut Français, au Bois Verna, à Port-au-Prince.
Il a aussi habité à la Ruelle Duncombe. Aujourd'hui, monté au grade de rue.
Mais il est certain que les cinq premières années de sa vie ont pris corps à
l'angle de la Rue Capois et d'une autre rue. Ne lui demandez pas le nom. Il n'en
a plus le souvenir.
Certains vont rire. Raoul
Denis a commencé ses études classiques chez les Sœurs. Au Collège Sacré-Cœur de
Turgeau. Dans les années 30, ces chères sœurs du Sacré-Cœur admettaient les
garçons. Ne vous méprenez pas. Les filles étaient bien séparées des garçons.
Seuls les regards avaient plein pouvoir. « Je les regardais de loin », se
souvient-il.
La frimousse de Raoul Denis dans les années 50 |
Comme tout enfant de
l'époque, il n'a pas été épargné de l'éternel syllabaire national. Il se
rappelle avoir toujours cultivé une admiration particulière pour la dernière
leçon du petit manuel de lecture, à la couverture grisâtre. Car la dernière
lettre de l'alphabet français est Z. Et celle-ci était illustrée par un zèbre.
Son animal adoré. Une anecdote. « Je me rappelle une fois, pour la Noël, ma
maîtresse partait en vacance à l'étranger. Comme j'étais bon élève, elle me demanda
ce que je souhaitais qu'elle me rapporte de son voyage, je lui répondis sans
broncher : un zèbre ! ».
La suite de son parcours
scolaire le privera de la possibilité de regarder les filles. Même de loin. Il
sera inscrit chez les pères spiritains. Au Petit Collège Saint Martial. Là, il
n'y avait rien à regarder avec des yeux affriolants. Sinon la bonne camaraderie
de bons amis qui demeure éternelle.
Très jeune étant, sa mère a
dû voyager pour la France pour se faire soigner. Elle était très malade. Elle a
dû rester dans l'Hexagone pendant 3 ans. Au retour, le médecin lui a conseillé
de quitter le centre-ville, trop chaud, pour un endroit plus frais.
Pétion-Ville a été choisi. Il avait alors 10 ans. Dans un espace assez isolé,
tout près de l'Eglise Saint Pierre. Le reste de la vie de Raoul Denis se
déroulera dans cet endroit. Il y habite encore aujourd'hui. « Je n'aimais pas
la ville, je préférais la campagne », précise-t-il. Et la coquette Pétion-Ville
urbaine d'aujourd'hui, à l'époque, présentait tout ce qu’il y avait de
campagne. Mais ce nouveau bonheur apportait aussi son lot de complication. A
Pétion-Ville, il était isolé. Pas d'amis. A l'école, on a dû même le dispenser
de l'indispensable messe du dimanche, tant le parcours Pétion-Ville -
Port-au-Prince était difficile.
Son enfance se déroula sans
grand événement. Sinon cet amour de la musique qui se peaufinait au rythme de
ce que jouait le phonographe de son père. Cet appareil qui l'a gardé longtemps
captif. A côté, il développait une grande attirance pour l'agriculture.
La
transition
Ses études classiques terminées, Raoul veut
s'orienter vers l'agronomie, mais à l'époque, la Faculté d'Agronomie ne recrute
des promotions que tous les deux ans. Entre-temps, son père lui trouve un job
qui a rapport à l'agriculture à Le Grenier, à carrefour Laboule. Il y reste
deux à trois ans. Son parcours le conduira à la station agricole de Grand-Bois,
à Cornillon, dans le travail des pépinières de café.
Il sera par la suite à la
Forêt des Pins avec une compagnie américaine qui exploitait le bois pour l'exportation
durant la deuxième guerre mondiale. A cette époque, il était responsable d'ouvriers
et empochait entre 300 et 500 gourdes, se rappelle-t-il. « J'étais dégoûté de
ce travail, que je n'aimais pas du tout, en plus qu'il faisait très froid la
haut », nous rapporte-t-il. Il a tout fait pour se faire renvoyer. Au lieu d'un
renvoi, on l'a envoyé à Port-au-Prince pour ouvrir un magasin de vente de
planches au bord de mer. Là encore il était lassé de ce travail, car quelque
chose l'interpellait vers une autre orientation.
Pour tuer le temps, il
écoutait de la musique dans son bureau. Il avait un complice qui l'avertissait
quand arrivaient les grands patrons. Ses journées se déroulaient entre la
dégustation d'un Mozart, Beethoven, Brahms... Des notes qui lui ont permis de
monter, morceau par morceau, une boîte. On y écoute, achète, apprend, aime...
la musique. D'ailleurs son nom porte la musique. La Boîte à Musique.
Gaspard
Dorélien
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