On s’empile comme des harengs saures dans 2 véhicules. Nous sommes une quinzaine. Adultes et enfants, jeunes enfants et un bébé de moins d’un an. Ce sont les chandails qu’on prend cette fois-ci. Car là où on va, il fait un peu froid. Enfin, pour nous autres qui habitons en bas. On va en haut. On fait comme si on vivait dans un pays normal par un samedi saint normal. On va pique-niquer dans les montagnes de Kenscoff. À Fort-Jacques, précisément.
(Archives)Cuvette de griots photographiée à Fort Jacques en 2012 par Fotomatik Haiti |
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C’est les deux. Le ciel est à la fois triste et joyeux. Par moment. Et par endroit. Il y a du bleu, mais surtout du gris. C’est comme le pays. Magnifique pour certains, car blanchis par la justice-croupion ou intouchables même s’ils ont mangé presque tout l’argent du programme Petro Caribe; et amer pour d’autres, car leur quotidien est réglé par les tueries et les détonations d’armes automatiques. Mais bon, nous autres sommes déterminés à oublier, l’espace d’une demi-journée, qu’ici même les forces de l’ordre ne sont pas craintes par ces hommes et femmes des quartiers pauvres à qui on a donné armes et munitions.
Depuis l’arnaque à la banane, les nouveaux musiciens, ce sont eux. Ces maîtres et maîtresses des oubliés des bidonvilles, forts des armes qu’ils ont reçues , dont certains ont été élevés au rang de commandants depuis peu et font des déclarations sur des stations de radio, comme des citoyens normaux. Ils sont en concert tous les jours. Matin et soir. Armes-instruments au bout des doigts. La cacophonie des armes qui chantent la mauvaise mélodie de la peur et de la mort vient s’ajouter à tous les bruits des quartiers situés au bas des mornes de la capitale haïtienne. Par ce samedi, précédant les Pâques, on va dans les hauteurs pour pique-niquer. Comme dans un pays normal.
Noire la montagne
On prend la direction de Montagne Noire. Une route serpentée et accidentée, coincée par endroit, mais propre. Ici, les pavés des rues, des impasses et les petits trottoirs ne servent pas d’entrepôts aux ordures. Même les eaux usées qui sortent des déversoirs ne sont pas boueuses et malodorantes. La zone est aussi silencieuse que les jolies maisons emmurées comme des forts. On aurait presque dit qu’il n’y a pas d’âmes les habitant. On se demande, par contre, comment les quartiers d’en bas peuvent donner des poètes et écrivains. Comment arrivent-ils à lire et à écrire dans le tintamarre qui y règne. Parce qu’on a sûrement besoin de silence visible pour raturer les papiers et tournoyer les yeux sur les pages des livres. Mais en bas le bruit est partout. Même caché sous les lits, on ne voit pas le silence. Mais à Montagne Noire, le bruit n'y réside pas.
Les riches n’aiment pas le bruit
Les gens aisés ne doivent pas aimer le bruit. Alors là, pas du tout. À part le ronronnement douloureux des moteurs des deux véhicules qui gravissent les pentes raides de la rue Montagne Noire, tout le reste n’est qu’un doux silence. On profite de la tranquillité et de la beauté de la zone.On n'a pas de ça en bas. On ne parle presque pas dans la voiture. Chacun est occupé à photographier des yeux, les jolies maisons perchées ça et là dans des niches creusées dans les mornes. Ici, même le soleil n’est pas chaud. La douce brise y est à tout moment. Seul les oisillons ont le droit d’y donner des concerts mélodieux. La nature serait plus *clémente envers ceux qui crèchent en haut? Non. C’est du parano. Ça doit être à cause des arbres. Ils en ont plus que nous. Beaucoup plus. Tout s’accorde pour offrir aux chanceux résidents de la zone la paix. Le silence. Le beau. La vie. Quand on vit ici, on peut bien se demander comment, en bas, ils font. Ils ne doivent pas du tout aimer les bourdonnements casse-oreille de la vie de l’autre versant. Et ils ne jouissent pas que du silence, ils ont aussi l’oeil. Et de bons goûts.
Ils ont le goût du beau
Certains propriétaires de ces belles maisons ont du voir les photos des jolies barrières sur les réseaux sociaux, artistiquement travaillées. Ici, on ne se contente plus d’avoir un portail infranchissable. Ça doit être élégant. De véritables objets d’art avec un mélange de bois et de fers ondulés. Ils doivent couter une fortune. Ce n’est pas ici que l’on va voir les portes d’entrée juste en fer laidement forgé , peintes en rouge foncé, marron, vert ou noir. Chez ces aisés, on ose toutes les combinaisons de couleur. Et le résultat est renversant. N’étaient-ce les hauts murs qui cachent, et on sait pourquoi, certaines villas richement aménagées, on aurait presque dit qu’on est juste entrain de traverser un quartier riche, dans un pays normal où les pauvres sont absents. Ils ne sont peut être pas les inventeurs de ce slogan, mais ils sont en droit de dire : “Kite peyi m mache”. Leur Haïti doit être tellement différent.
Ces entêtés de pauvres
Les pauvres sont des butés. Ils ne lâchent rien. Même pas les espaces des riches. On les reconnait par la pénitence qu’ils font à escalader à pied, cette obliquité à Montagne Noire. Ce n’est pas un endroit où habiter quand on ne possède même pas un “apye pi mal”. Bon, sauf si on est un champion de l’escalade. D’autres, au bord de la route attendent. Mais ici, il n’y a pas transport public. Pas de camionnettes, pas d’autobus. Seulement de reluisantes voitures privées qui montent ou qui déboulent la route et quelque rares motocyclettes hardies qui hasardent le parcours. Mais ceux-là, et surtout celles-là, qui font le pied de grue le long de l’artère, attendent d’être pris en stop, confirme dans la voiture, une habituée de la zone. Il parait qu’ici on est solidaire. On peut donc sortir de chez soi et attendre sur la rue, avec la confiance qu’on va peut être monter dans une Audi, une Mercedes, une BMW… pour descendre à Pétion-Ville à Delmas ou centre-ville de Port-au-Prince. En bas, ce n’est pas possible. Chacun a peur de l’autre. Et l’on ne se cassera pas la tête à trouver des justificatifs à cette crainte. De toutes façons, nous autres pauvres, n’aimons pas ou ne savons pas être solidaires. Pas dans ce cas en tous cas.
Il faut posséder un véhicule qui pète la forme pour faire cette route. Certaines courbes sont juste impossible. Même notre “apye pi mal”, en très bon état, a failli capituler dans un virage flanqué d’une montée raide d’au moins 70 degrés. Les bruits des valves du moteur ont bruyamment claqué des dents. Un ami dans la voiture, enjoué, justifie la remise de sa voiture chez lui. Ce n’était donc pas à cause d’un problème de carburant, finalement. On laisse le quartier résidentiel. Mais pas les pentes. On continue monter. Belle villégiature par certains endroits. Constructions grotesques dans d’autres. On passe par un marché où les produits sont étalé à même le sol. Comme le faisait les ancêtres des nouveaux richissimes arabes, à leur arrivée en Haïti à la fin du 19e siècle. On est à Fort Jacques. Mais pas encore au fort. L’endroit porte le même nom que site historique.
Petit harcèlement
Enfin, on arrive à Fort-Jacques. L’ancienne fortification du temps de nos premières années de pays rebelle indépendant, est méconnaissable. Regrettable, la fin des années 90 quand le Collège Catherine Flon, situé à Carrefour, nous y avait emmenés. À peine les portes des véhicules ouvertes, des jeunes de la zone nous prennent à partie. Leur sollicitude frise le harcèlement. Ils discutent violemment entre eux pour savoir qui va s’occuper du petit groupe et nous indiquer une place où nous garer convenablement. Celui qui vainc les autres, par la seule raison qu’il nous avait repérés en premier, nous demande tout de go de donner une cotisation. Un don volontaire, a-t-il précisé. Allez comprendre. On lui explique qu’on a pas besoin de guide. Il sort rapidement l’argument que la cotisation qu’il va recevoir tout seul et sans donner de reçu, est destinée au nettoyage pour garder la zone propre. C’est vrai, l’espace n’est pas insalubre, même si les poubelles sont toutes défoncées. Vu la forte fréquentation du site, des efforts titanesques doivent être investis pour que les ordures ne remplacent pas tout, ici. Bon, on est là pour profiter de la fraicheur des lieux, pour manger et pour boire. Pas pour remettre en question le subterfuge de certains habitants de la zone pour soutirer de l’argent aux visiteurs.
Saveur arnaquée
Sous les pins, on se dépêche pour trouver une table avec banc aménagée pour recevoir les pique niqueurs. Presque toutes ces places sont prises. Beaucoup de gens sont venus faire la même chose que nous. On retrouve une de ces tables avec un seul occupant, affairé à son téléphone intelligent qui, surement ne capte pas le 4G ici. On s’installe avec le pop corn, les chips… un gros pot rempli d’un jus mauve. L’emballage devrait être une vraie arnaque. On y a certainement parlé de saveur naturelle. Mon oeil! Le goût avait tout d’une combinaison chimique forgée en laboratoire. On était loin de la sapidité agréable du raisin que les chimistes prétendaient imiter. Le seul avantage, c’est que ce petit sachet de jus en poudre ne craint même pas un gallon d’eau ajouté. Quelle famille pauvre haïtienne n’a pas connu le temps du jus en poudre “Sweety”. Depuis quelque temps, ici, boire du jus naturel est un luxe. Heureusement, les sachets et les sacs contenaient aussi de la bière, du rhum en cocktail hyper sucré, du vodka et du vin, tous sélectionnés au rayon bon marché. Mais c’est sur place qu’on va préférer grignoter, manger, se remplir la panse… pour avoir la diarrhée ou tout au moins avoir mal au ventre plus tard.
Pique-nique au griot de porc
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On commence tout de suite par visiter les étales des marchandes de griots de porc. Ils ne sont plus aussi attractifs qu’autre fois, mais les goûts ne doivent pas beaucoup changer, se dit-on, pour se donner bonne conscience. L’huile recyclée transformée en poison qui les frit, la poussière ambiante, les insoumises mouches et autres bestioles qui rôdent tout autour des gros morceaux de viande qui pendent au rebord des cuvettes en aluminium ou des plateaux, doivent toujours les conférer le même fumet. Les microbes ne tuent pas les Haïtiens, dit-on.
Porte principale du Fort Jacques, photographiée en 2012 par Fotomatik Haiti |
Après un premier achat, où la marchande s’est littéralement coupée les doigts avec son minuscule couteau effilé, pour les mettre dans le fond des assiettes blanches en polystyrène, dont le commerce et l’utilisation est soi-disant interdit en Haïti. On a essayé avec une autre vendeuse. Beaucoup plus généreuse celle-là. Après encore une autre. Encore une autre. On a pratiquement visité dans l’espace, les étales de toutes les marchandes de griots avec la “piikliz” de choux, diaboliquement pimentée. Enfin de compte, notre pique-nique aura été l’ingurgitation avec hâte et appétit de dizaines de minuscules de morceaux de griots de porc arrosés d’alcool pas cher. Les enfants ont du se contenter du gros pot de liquide sucré et coloré. On a négligé de visiter le fort. Tombé en décrépitude. Il n’y avait rien à voir. De toutes façons. Sinon que les ruines d’une ancienne fortification que nos dirigeants, sans vision, ont laissée en déprédation. C’est chose normale dans un pays où tous font semblant que tout est normal.
Gaspard Dorélien, MA
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