C’est personnel. Je vis chaque mot. Chaque phrase. Chaque accord de cette guitare
singulière. Je subis le mal du pays dans la chanson au même titre, de
l’immortel Manno Charlemagne. On dit que pleurer soulage. Mais mon cœur devient
plus lourd à chaque écoute. Reviendrai-je “chanter les espoirs de mon île?”
Manno Charlemagne 1948-2017
Je m’étais toujours dit que le mal du pays,
c’est pour les autres. De mon île exploitée, je n’avais jamais prévu de m’éloigner
assez longtemps pour connaître le mal du dépaysement.
Le mal du pays est ce pincement, cet
inconfort, cette sensation d’être toujours incomplet, ce mal tout court… de
perdre l’odeur nauséabonde de la pisse dans certains coins de rue; le cris
dérangeant des marchands ambulants; le bruit strident et cacophonique de la
ville… mais aussi le bleu qui semble être permanent dans le ciel; l’odeurmarine des côtes qui vous empli le poumon de son souffle unique; la résilience
des guerrières et des guerriers qui sont plus têtus que les maux qui semblent
habiter cette portion de l’île; cette fierté d’être un descendant de ceux-là et
de celles-là qui ont inventé la liberté; d’être de cette terre où tout ancien
esclave devenait libre dès qu’il la foulait…
Le mal du pays, excellemment orchestré par
Manno Charlemagne, n’aidant pas, m’a fait réaliser à quel point j’étais loin de
la mer. D’admettre qu’il pouvait faire froid pendant plusieurs mois de l’année.
Relativiser devient pour les exilés du jour et de l’avant-jour une philosophie
de tout instant.
Je ne suis pas maso, mais je ris quand
j’entends ici l’histoire d’un poignardé faire la une pendant une semaine dans
les médias… Alors que notre quotidien là-bas, c’est une suite de tous les maux
de la vie qu’on égraine sous le regard témoin du soleil. chanson rappelle la
ballade nocturne des hommes encagoulés qui arrachaient les “fils bien-aimés” de
leurs familles; les accords des mitrailles qui violent régulièrement la
tranquillité fragile de la nuit.
Cette chanson est un cri complet qui vous
fend le cœur par sa démarche de prise de conscience de notre situation
d’exilés; une invitation à revenir pour “chanter la liberté” et provoquer du
même coup la mort des tyrans qui ont malmené le pays.
Les pleurs brûlants me sortent des yeux,
particulièrement à chaque lecture d’une interprétation de cette chanson par l’Haïtienne
Gaya Michel Élie au concours La Voix, en 2015 au Canada.
Cette talentueuse chanteuse, loin de travestir cette chanson légendaire,
profonde et magique, l’a bonifiée par sa voix puissante, sincère et sûre.
La chanson est aussi une invitation sous
forme interrogative à retourner là-bas pour “chanter à nouveau les espoirs de
notre île”. Sans l’ombre d’un doute. On peut bien la quitter cette terre. Mais
même avec ses imperfections et ses maux, elle ne vous quitte jamais.
Même si en pleurer ne m’a point soulagé,
pleurons ensemble, vous tous exilés et auto-exilés haïtiens du monde entier.
Pleurons fort. Pleurons vrai. Les larmes trouveront la route jusqu’à l’île et
laveront la terre des maux pour lesquels nous continuons de nous exiler.
Pleurons! Les pleurs, sauf pour moi, conjurent “le mal du pays”.
Gaspard DORÉLIEN, MA
Ottawa