vendredi 12 août 2016

Cahier de retour au “pays en dehors”

Les roches blanches des galettes ont reconnu mes pas. Moins gracieux aujourd’hui, mais je ne suis pas tombé. Pas une seule fois. Les sentiers sinueux ont gardé toute la rosée du matin et les odeurs sucrées des plantes que je n’ai jamais su nommer. Les gens vous saluent encore avec toute la cordialité du monde. 20 ans après mon dernier voyage, Grand­-Bois, Potino, Nan Volan… mon “pays en dehors” n’a pas changé.


  L'église de Potino, Précieux sang de Jésus, quelques heures 
      après la célébration de la messe de la fête de la paroisse
                                 dimanche 7 août 2016.

                                               

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Dans les galettes conduisant à Nan Volan.


Une vue des montagnes qui surplombent l'église de Potino.

Causerie sur la principale rue de Potino.
Les roches blanches des galettes ont reconnu mes pas. Moins gracieux aujourd’hui, mais je ne suis pas tombé. Pas une seule fois. Les sentiers sinueux ont gardé toute la rosée du matin et les odeurs sucrées des plantes que je n’ai jamais su nommer. Les gens vous saluent encore avec toute la cordialité du monde. 20 ans après mon dernier voyage, Grand­-Bois, Potino, Nan Volan… mon “pays en dehors” n’a pas changé.

Mon père et ma mère y sont nés. Génipailler, cinquième section communale de Grand­-Bois/Cornillon, est rattachée au département de l’Ouest. Mais pour s’y rendre, on passe généralement par Mirebalais, dans le Centre. Autrefois, pour faire court, non pour m’épargner la “honte” d’avoir des parents qui viennent d'aussi loin, je racontais qu’ils venaient de Mirebalais. Aucun rapport avec ce coin, où il fallait marcher six à huit heures après avoir laissé Mirebalais, traverser une trentaine de rivières pour s’y rendre. C’est l’arrière­-pays, mon “pays en dehors” que je n’ai pas visité depuis deux décennies.

Bienvenue sur la route des impossibles

On pouvait se rafraîchir durant tout le long du parcours. Se raconter toutes les histoires vécues. Mâcher de la canne à sucre. N’empêche que gambader pendant 8 heures dans les galettes demeurait un exercice accablant. On pouvait aussi le faire à dos de cheval, d’âne ou de mulet. Mais ce n’était pas toujours possible. En plus, quand on descendait du dos de la bête, on perdait littéralement les couilles et les fesses. Marcher huit heures d'horloge, c’était éreintant pour l’enfant ou l’adolescent que j’étais. Quand mon postérieur n’était pas vissé sur les rugueux bancs du Collège Catherine Flon, j’étais celui qui se vautrait devant sa télévision à Carrefour et ensuite à Mariani, dans le sud de Port­au­-Prince. Le parcours Mirebalais ou Carrefour Desvarieux/Grand-Bois était le lieu de mes horreurs de la marche. Mais aussi le site de mes vacances d’été. Que j’adorais, à défaut d’avoir mieux. Nulle part ailleurs en Haïti n’était dans mes options. Encore moins les États­Unis ou autres pays étrangers. Grand­-Bois était, dans ma tête, le lieu le plus reculé au monde. Normal, c’était le seul que je connaissais. À part Port-­au-­Prince.

Grand­-Bois n’est plus un coin perdu 

J’ai attendu longtemps avant de pouvoir visiter d’autres endroits du pays, ou de faire le saut ailleurs. J’ai beaucoup patienté pour savoir que Grand­Bois n’était pas le bout de la queue du monde. Mais, aujourd’hui, si on possède un gros véhicule, on n’est plus obligé de se taper environ huit heures de marche après la sinueuse “Morne à Cabrit”, qui relie Croix­-des-­Bouquets à la ville de Mirebalais. Même si on doit mettre cette tracée que les gens de la zone appellent “route” entre vingt guillemets, il y a moyen aujourd’hui de se rendre à Grand­-Bois en passant par Mirebalais par voie motorisée. On pourrait la classer parmi les tops chemins les plus dangereux au monde, mais les grosses 4X4 surélevées, en santé, et les motocyclettes s’y font. Bien sûr, c’est un chemin cahoteux, avec des pierres affilées, de longs tronçons dentelés, des pentes pas possibles, des courbes inimaginables… On confirme qu’on est un chauffeur de l’enfer si on arrive à conduire sur cette route sans accident ou sans casser son véhicule. J’ai fait l’aller. J’attends lundi matin pour compléter mes palmes. En une heure, on peut être à Potino, section communale de Grand­-Bois/Cornillon. C’est aussi une paroisse, le fleuron de Génipailler qui est la commune mère. 

Mon père vient de Nan Volan, trente minutes de marche à vive allure dans la galette, après Potino. Et ma mère, décédée, est de Ratier, toujours à une demi­ heure de Potino, en gravissant une raide pente. Leur rencontre, c’est deux disciplines olympiques qui se sont fusionnées. La marche ardue sur les roches de la galette et l’escalade de la montagne. C’est le cas de le dire. L’amour fait tomber les montagnes. Dans leur cas, il faut ajouter les roches des galettes aussi.

Les goûts, les odeurs et les couleurs de Grand­-Bois

Ce week-­end, du 6 au 7 août, j’ai renoué avec Grand­-Bois. C’est aussi la fête de Potino. Grande ruée de gens en perspectives. Ce pays perdu du département de l’Ouest porte bien son son nom. Il y a encore beaucoup d’arbres. J’ai retrouvé la musique constante de l’eau avec les roches blanches, la verdure omniprésente; l’odeur crue de la fiente des boeufs, des chevaux et des mulets; la friture des marinades, du griot de porc, de l’arachide grillée restée rougeâtre; la chair croustillante du pain de la zone, le “batamen”; le parler cadencé des gens du pays… Des sons, des tableaux, des odeurs… qui me replongent dans les souvenirs bariolés de mes vacances d’enfance. La température y est agréable. Le soleil n’est pas ici cette boule de feu qui vous cuit la peau. Même en milieu de journée, marcher la tête découverte et sans parasol n’est pas une préparation au séjour de l’enfer qui attend plus d’un. Comme c’est le cas, maintenant à Port­-au­-Prince. À Grand­-Bois, à défaut d’un soleil brûlant, le sourire des gens est un véritable chauffe­-coeur. Ici, le mot humain garde encore tout son sens.

Redevenir plus humain

Mon père, pour s’être retourné à Potino/Nan Volan (il fait le va­-et-­vient Port­-au-Prince/Grand­Bois) depuis plus de cinq ans pour se reconvertir en agriculteur et maçon principal des travaux publics de la communauté, a gagné en popularité et admiration. De ce fait, son aîné, le fils prodigue, a reçu un accueil chaleureux. Je n’ai jamais eu tant d’accolades et de baisers sonores de ma vie. Tout le monde, enfin, presque tout le monde, m’a reconnu et me demandait si moi je les reconnaissais. Beaucoup de visages ont changé. Des rides ont établi leurs quartiers sur des joues que je connaissais lisses. Des gens que je prenais pour des géants ont comme rapetissé à mes yeux. 

Je reconnaissais heureusement des visages. Mais beaucoup de noms me sont sortis de la tête. Certains explosaient de joie quand, par miracle, j’arrivais à associer de vieux visages à des noms que je dépoussiérais dans les cales de ma mémoire. Ici, ils sont chaleureux. Il me fallait redescendre du haut des distances citadines. J’y suis arrivé. J’ai vite repris avec les très anciennes habitudes. J’ai reçu dans mes bras de vieux corps sur lesquels le temps a chié toute la fatigue de l’univers. J’ai collé mes lèvres sur des joues qui accueillaient avec joie mes baisers sonores. J’ai vite réappris à être plus collant, paysan, plus chaleureux, plus souriant, plus humain… sans les appareils et gadgets qui, au lieu de nous connecter les uns aux autres, creusent des écarts et des distances destructeurs. ­

Un week-­end déconnecté pour se connecter 

C’est aussi un week­end où mon puissant smartphone, ma tablette et mon tout nouveau smartwatch ne servaient plus qu’à donner l’heure. Les signaux des deux compagnies n’arrivent pas totalement ici. Sinon, les fixes et les mobiles de la compagnie bleue à Pont­-Morin qui fonctionnent difficilement à certains endroits. Pour utiliser les portables de celle, rouge, à Turgeau, il faut se hisser au haut d’une montagne pénible pour capter de faibles signaux. Paradoxe, Potino n’a pas d’électricité et presque tout le monde ici a un portable. Ils font le pèlerinage une ou deux fois par semaine pour avoir des nouvelles de leurs proches qui se trouvent dans des endroits où la communication téléphonique est plus clémente. Ici, si vous avez besoin de quelqu’un, vous le faites à ’ancienne. Vous le cherchez, vous demandez de ses nouvelles, vous allez dans les endroits où il a l’habitude d’être. Point. Personne n’appelle ou ne texte personne ici. 

Obligés, les gens, ici, se parlent. Beaucoup. Et en vrai. Pas derrière un écran tactile. En guise de “like”, ici, les gens vous collent leurs lèvres sur votre joue pour vous saluer. Heureusement que très peu de femmes portent le rouge à lèvres. Une grâce, surtout quand on n'a pas été ici depuis 20 ans. 

Ils se rappèlent mon sobriquet “Gégé”. Cette appellation qui me renvoie au temps de mon enfance, insouciante, joyeuse… Mais sans gêne, ils me rappèlent aussi la cinquantaine de livres en plus que le vin bon marché, le blue cheese, les verres de vodka, les olives vertes épicées, les “recettes fromagées”, les assiettes de riz arrosé… m’ont laissé en héritage. On tapote sur mon bedon, comme on l’aurait fait sur un tam­tam. Pour beaucoup c’était le signe d’un certain progrès. Ici, quand on est un homme et qu’on a le ventre qui dépasse très largement le reste du corps, c’est signe qu’on mange bien ou que ses poches ne sont pas vides. Pauvres diables! S’ils savaient! 

Quand on ne tambourinait pas sur ma panse, je causais. Des conversations avec des proverbes, des métaphores que j’avais presque oubliés et que j’apprenais sur l’heure. Des paroles empreintes d'une profonde sagesse. Du parler comme on n’en fait plus à Port­-au-­Prince. Mais de temps en temps, je sortais du derrière de ma poche l’objet dont je ne me sépare jamais. Mais je buttais toutes les fois sur le même message désolant “no service”. Et je reprenais du service dans des échanges dont j’avais presque oublié l’existence. Une déconnexion qui me soudait à la plus grande évolution de la race humaine, communiquer. C’est en communiquant avec les paysans de Potino, Nan Volan… que l’on se rend compte combien le parler à Port­-au-Prince peut être léger, linéaire et bref.

Uniques comme les paysans de Grand-­Bois

À Potino, on ne se lasse pas d’échanger. Des échanges empreints de musicalité dans l’articulation des mots. Et ici on partage tout. Ses histoires dans le noir d’encre des nuits de concert d’anolis, de crapauds… Et même les lames de rasoir. Un ami qui vient chez un autre à Nan Volan, après une vive causerie, lui demande s’il n’a pas une “Gilette” à lui passer pour se faire une fraîcheur dans les barbes pour la fête de la paroisse. Celui qu’il appelle cousin sort sa bourse de sa poche. Y fouille pour lui dégoter une lame de rasoir. Inimaginable, non? Pas une gourde dans le porte­feuille, mais plusieurs lames de rasoir. Prêtes à servir. 

Le prêtre Jérôme Édouard, curé de la paroisse de Potino, est conquis par la bienveillance et la sollicitude des habitants de Grand­Bois. “J’ai servi au Brésil, en France, à Thomassique, dans le département du Centre d’Haïti, jamais je n’ai rencontré des gens aussi bienveillants, humains et serviables”, témoigne, ému, le prêtre qui a fêté de façon grandiose la fête de l’église de Potino. Il a fait venir, pour la grand­e messe de ce dimanche 7 août, l’ancien responsable de Radio Soleil, le Monseigneur Désinord Jean et onze autres prêtres du pays. Ce qui a enchanté les paroissiens, fiers de leur église qui porte le nom, ô combien évocateur! “Précieux sang de Jésus”.

Le prêtre Édouard retiendra pour toujours de son passage à Potino cet acte titanesque et héroïque des habitants de la zone. «Le véhicule que j’utilisais n’avait pas le système avec les quatre roues motrices. Je suis resté cloué en bas de la pente, dans la rivière. Le véhicule ne montera pas. En un rien de temps, plus d’une cinquantaine de personnes ont débarqué avec des cordes, certains l’en ont ôté de la tête de leur bétail, et ont, avec la force de leurs bras, poussé et tiré le véhicule pour le faire gravir cette pente cahoteuse», explique le curé, qui n’oubliera pas de si tôt cet acte qui rend, à ses yeux, uniques les habitants de Grand­-Bois. 

Lundi matin, des 6h, dès gens sont venus dire au revoir à beaucoup qui sont venus à Potino pour la fête. Les véhicules n’avaient presque plus de place pour contenir les sacs de provisions ou les volailles offerts. À certains, ils leur est fait interdiction d’attendre deux décennies pour revenir à Potino. À d’autres, le rendez­-vous est déjà fixé pour décembre. Quant à moi, je suis revenu dans l’enfer de Port­-Au-­Prince, mais avec la tête remplie de bons souvenirs, faits de sons, de couleurs… de Grand­Bois. J’ai coupé la longue corde de ce dépaysement qui a duré 20 ans. Mon véhicule n’est pas cassé. Je n’ai pas eu d’accident. J’ai complété mes palmes de conducteur chevronné.

gasparddorelien@gmail.com

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