Les roches blanches des
galettes ont reconnu mes pas.
Moins gracieux aujourd’hui, mais
je ne suis pas tombé. Pas une
seule fois. Les sentiers sinueux ont gardé toute la rosée du matin et les odeurs
sucrées des plantes que je n’ai jamais su nommer. Les gens vous saluent
encore avec toute la cordialité du monde. 20 ans après mon dernier voyage,
Grand-Bois, Potino, Nan Volan… mon “pays en dehors” n’a pas changé.
L'église de Potino, Précieux sang de Jésus, quelques heures
après la célébration de la messe de la fête de la paroisse
dimanche 7 août 2016.
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Dans les galettes conduisant à Nan Volan. |
Une vue des montagnes qui surplombent l'église de Potino. |
Causerie sur la principale rue de Potino. |
Mon père et ma mère y sont nés. Génipailler, cinquième section communale de
Grand-Bois/Cornillon, est rattachée au département de l’Ouest. Mais pour s’y
rendre, on passe généralement par Mirebalais, dans le Centre. Autrefois, pour
faire court, non pour m’épargner la “honte” d’avoir des parents qui viennent
d'aussi loin, je racontais qu’ils venaient de Mirebalais. Aucun rapport avec ce
coin, où il fallait marcher six à huit heures après avoir laissé Mirebalais,
traverser une trentaine de rivières pour s’y rendre. C’est l’arrière-pays, mon
“pays en dehors” que je n’ai pas visité depuis deux décennies.
Bienvenue sur la route des impossibles
On pouvait se rafraîchir durant tout le long du parcours. Se raconter toutes les
histoires vécues. Mâcher de la canne à sucre. N’empêche que gambader
pendant 8 heures dans les galettes demeurait un exercice accablant. On
pouvait aussi le faire à dos de cheval, d’âne ou de mulet. Mais ce n’était pas
toujours possible. En plus, quand on descendait du dos de la bête, on perdait
littéralement les couilles et les fesses. Marcher huit heures d'horloge, c’était
éreintant pour l’enfant ou l’adolescent que j’étais. Quand mon postérieur
n’était pas vissé sur les rugueux bancs du Collège Catherine Flon, j’étais celui
qui se vautrait devant sa télévision à Carrefour et ensuite à Mariani, dans le
sud de Portau-Prince. Le parcours Mirebalais ou Carrefour Desvarieux/Grand-Bois
était le lieu de mes horreurs de la marche. Mais aussi le site de mes
vacances d’été. Que j’adorais, à défaut d’avoir mieux. Nulle part ailleurs en
Haïti n’était dans mes options. Encore moins les ÉtatsUnis ou autres pays
étrangers. Grand-Bois était, dans ma tête, le lieu le plus reculé au monde.
Normal, c’était le seul que je connaissais. À part Port-au-Prince.
Grand-Bois n’est plus un coin perdu
J’ai attendu longtemps avant de pouvoir visiter d’autres endroits du pays, ou de
faire le saut ailleurs. J’ai beaucoup patienté pour savoir que GrandBois n’était
pas le bout de la queue du monde. Mais, aujourd’hui, si on possède un gros
véhicule, on n’est plus obligé de se taper environ huit heures de marche après
la sinueuse “Morne à Cabrit”, qui relie Croix-des-Bouquets à la ville de
Mirebalais. Même si on doit mettre cette tracée que les gens de la zone
appellent “route” entre vingt guillemets, il y a moyen aujourd’hui de se rendre à
Grand-Bois en passant par Mirebalais par voie motorisée. On pourrait la
classer parmi les tops chemins les plus dangereux au monde, mais les grosses
4X4 surélevées, en santé, et les motocyclettes s’y font. Bien sûr, c’est un
chemin cahoteux, avec des pierres affilées, de longs tronçons dentelés, des
pentes pas possibles, des courbes inimaginables… On confirme qu’on est un
chauffeur de l’enfer si on arrive à conduire sur cette route sans accident ou
sans casser son véhicule. J’ai fait l’aller. J’attends lundi matin pour compléter mes palmes. En une heure, on peut être à Potino, section communale de
Grand-Bois/Cornillon. C’est aussi une paroisse, le fleuron de Génipailler qui est
la commune mère.
Mon père vient de Nan Volan, trente minutes de marche à vive allure dans la
galette, après Potino. Et ma mère, décédée, est de Ratier, toujours à une
demi heure de Potino, en gravissant une raide pente. Leur rencontre, c’est
deux disciplines olympiques qui se sont fusionnées. La marche ardue sur les
roches de la galette et l’escalade de la montagne. C’est le cas de le dire.
L’amour fait tomber les montagnes. Dans leur cas, il faut ajouter les roches des
galettes aussi.
Les goûts, les odeurs et les couleurs de Grand-Bois
Ce week-end, du 6 au 7 août, j’ai renoué avec Grand-Bois. C’est aussi la fête
de Potino. Grande ruée de gens en perspectives. Ce pays perdu du
département de l’Ouest porte bien son son nom. Il y a encore beaucoup
d’arbres. J’ai retrouvé la musique constante de l’eau avec les roches blanches,
la verdure omniprésente; l’odeur crue de la fiente des boeufs, des chevaux et
des mulets; la friture des marinades, du griot de porc, de l’arachide grillée
restée rougeâtre; la chair croustillante du pain de la zone, le “batamen”; le
parler cadencé des gens du pays… Des sons, des tableaux, des odeurs… qui
me replongent dans les souvenirs bariolés de mes vacances d’enfance. La
température y est agréable. Le soleil n’est pas ici cette boule de feu qui vous
cuit la peau. Même en milieu de journée, marcher la tête découverte et sans
parasol n’est pas une préparation au séjour de l’enfer qui attend plus d’un.
Comme c’est le cas, maintenant à Port-au-Prince. À Grand-Bois, à défaut d’un
soleil brûlant, le sourire des gens est un véritable chauffe-coeur. Ici, le mot
humain garde encore tout son sens.
Redevenir plus humain
Mon père, pour s’être retourné à Potino/Nan Volan (il fait le va-et-vient Port-au-Prince/GrandBois) depuis plus de cinq ans pour se reconvertir en agriculteur
et maçon principal des travaux publics de la communauté, a gagné en
popularité et admiration. De ce fait, son aîné, le fils prodigue, a reçu un accueil
chaleureux. Je n’ai jamais eu tant d’accolades et de baisers sonores de ma
vie. Tout le monde, enfin, presque tout le monde, m’a reconnu et me
demandait si moi je les reconnaissais. Beaucoup de visages ont changé. Des
rides ont établi leurs quartiers sur des joues que je connaissais lisses. Des
gens que je prenais pour des géants ont comme rapetissé à mes yeux.
Je reconnaissais heureusement des visages. Mais beaucoup de noms me sont
sortis de la tête. Certains explosaient de joie quand, par miracle, j’arrivais à
associer de vieux visages à des noms que je dépoussiérais dans les cales de
ma mémoire. Ici, ils sont chaleureux. Il me fallait redescendre du haut des
distances citadines. J’y suis arrivé. J’ai vite repris avec les très anciennes
habitudes. J’ai reçu dans mes bras de vieux corps sur lesquels le temps a chié
toute la fatigue de l’univers. J’ai collé mes lèvres sur des joues qui accueillaient
avec joie mes baisers sonores. J’ai vite réappris à être plus collant, paysan,
plus chaleureux, plus souriant, plus humain… sans les appareils et gadgets
qui, au lieu de nous connecter les uns aux autres, creusent des écarts et des
distances destructeurs.
Un week-end déconnecté pour se connecter
C’est aussi un weekend où mon puissant smartphone, ma tablette et mon tout
nouveau smartwatch ne servaient plus qu’à donner l’heure. Les signaux des
deux compagnies n’arrivent pas totalement ici. Sinon, les fixes et les mobiles
de la compagnie bleue à Pont-Morin qui fonctionnent difficilement à certains
endroits. Pour utiliser les portables de celle, rouge, à Turgeau, il faut se hisser
au haut d’une montagne pénible pour capter de faibles signaux. Paradoxe,
Potino n’a pas d’électricité et presque tout le monde ici a un portable. Ils font le
pèlerinage une ou deux fois par semaine pour avoir des nouvelles de leurs
proches qui se trouvent dans des endroits où la communication téléphonique
est plus clémente. Ici, si vous avez besoin de quelqu’un, vous le faites à ’ancienne. Vous le cherchez, vous demandez de ses nouvelles, vous allez
dans les endroits où il a l’habitude d’être. Point. Personne n’appelle ou ne texte
personne ici.
Obligés, les gens, ici, se parlent. Beaucoup. Et en vrai. Pas derrière un écran
tactile. En guise de “like”, ici, les gens vous collent leurs lèvres sur votre joue
pour vous saluer. Heureusement que très peu de femmes portent le rouge à
lèvres. Une grâce, surtout quand on n'a pas été ici depuis 20 ans.
Ils se rappèlent mon sobriquet “Gégé”. Cette appellation qui me renvoie au
temps de mon enfance, insouciante, joyeuse… Mais sans gêne, ils me
rappèlent aussi la cinquantaine de livres en plus que le vin bon marché, le blue
cheese, les verres de vodka, les olives vertes épicées, les “recettes
fromagées”, les assiettes de riz arrosé… m’ont laissé en héritage. On tapote
sur mon bedon, comme on l’aurait fait sur un tamtam. Pour beaucoup c’était le
signe d’un certain progrès. Ici, quand on est un homme et qu’on a le ventre qui
dépasse très largement le reste du corps, c’est signe qu’on mange bien ou que
ses poches ne sont pas vides. Pauvres diables! S’ils savaient!
Quand on ne tambourinait pas sur ma panse, je causais. Des conversations
avec des proverbes, des métaphores que j’avais presque oubliés et que
j’apprenais sur l’heure. Des paroles empreintes d'une profonde sagesse. Du
parler comme on n’en fait plus à Port-au-Prince. Mais de temps en temps, je
sortais du derrière de ma poche l’objet dont je ne me sépare jamais. Mais je
buttais toutes les fois sur le même message désolant “no service”. Et je
reprenais du service dans des échanges dont j’avais presque oublié
l’existence. Une déconnexion qui me soudait à la plus grande évolution de la
race humaine, communiquer. C’est en communiquant avec les paysans de
Potino, Nan Volan… que l’on se rend compte combien le parler à Port-au-Prince
peut être léger, linéaire et bref.
Uniques comme les paysans de Grand-Bois
À Potino, on ne se lasse pas d’échanger. Des échanges empreints de
musicalité dans l’articulation des mots. Et ici on partage tout. Ses histoires
dans le noir d’encre des nuits de concert d’anolis, de crapauds… Et même les
lames de rasoir. Un ami qui vient chez un autre à Nan Volan, après une vive
causerie, lui demande s’il n’a pas une “Gilette” à lui passer pour se faire une
fraîcheur dans les barbes pour la fête de la paroisse. Celui qu’il appelle cousin
sort sa bourse de sa poche. Y fouille pour lui dégoter une lame de rasoir.
Inimaginable, non? Pas une gourde dans le portefeuille, mais plusieurs lames
de rasoir. Prêtes à servir.
Le prêtre Jérôme Édouard, curé de la paroisse de Potino, est conquis par la
bienveillance et la sollicitude des habitants de GrandBois. “J’ai servi au Brésil,
en France, à Thomassique, dans le département du Centre d’Haïti, jamais je
n’ai rencontré des gens aussi bienveillants, humains et serviables”, témoigne,
ému, le prêtre qui a fêté de façon grandiose la fête de l’église de Potino. Il a fait
venir, pour la grande messe de ce dimanche 7 août, l’ancien responsable de
Radio Soleil, le Monseigneur Désinord Jean et onze autres prêtres du pays. Ce
qui a enchanté les paroissiens, fiers de leur église qui porte le nom, ô combien
évocateur! “Précieux sang de Jésus”.
Le prêtre Édouard retiendra pour toujours de son passage à Potino cet acte
titanesque et héroïque des habitants de la zone. «Le véhicule que j’utilisais
n’avait pas le système avec les quatre roues motrices. Je suis resté cloué en
bas de la pente, dans la rivière. Le véhicule ne montera pas. En un rien de
temps, plus d’une cinquantaine de personnes ont débarqué avec des cordes,
certains l’en ont ôté de la tête de leur bétail, et ont, avec la force de leurs bras,
poussé et tiré le véhicule pour le faire gravir cette pente cahoteuse», explique
le curé, qui n’oubliera pas de si tôt cet acte qui rend, à ses yeux, uniques les
habitants de Grand-Bois.
Lundi matin, des 6h, dès gens sont venus dire au revoir à beaucoup qui sont
venus à Potino pour la fête. Les véhicules n’avaient presque plus de place
pour contenir les sacs de provisions ou les volailles offerts. À certains, ils leur est fait interdiction d’attendre deux décennies pour revenir à Potino. À d’autres,
le rendez-vous est déjà fixé pour décembre. Quant à moi, je suis revenu dans
l’enfer de Port-Au-Prince, mais avec la tête remplie de bons souvenirs, faits de
sons, de couleurs… de GrandBois. J’ai coupé la longue corde de ce
dépaysement qui a duré 20 ans. Mon véhicule n’est pas cassé. Je n’ai pas eu
d’accident. J’ai complété mes palmes de conducteur chevronné.
gasparddorelien@gmail.com
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