lundi 11 novembre 2019

Grand-Rue, boulevard de l'anarchie

Il est à la fois marché, chantier, atelier, dépotoir, gare, restaurant populaire, école, hôpital, flaque d\'eau, garage, dépôt, bric-à-brac, magasin, vitrine, une route ouverte à la circulation, un boulevard..., une anarchie, une honte pour la capitale haïtienne. Le boulevard Jean-Jacques Dessalines ou Grand-Rue, en 2005, l'année dédiée à la mémoire de l'Empereur, reflète image d'un désordre organisé.
Article publié dans lenouvellist.com le 20 décembre 2005

La Grand'Rue le 21 novembre 2018 (AP Photo/Dieu Nalio Chery)
On fornique, pique, pisse, chie, frappe, grince, écrase, blesse, tue, cloue, vend, joue, cuisine... au boulevard qui porte le nom du père de la Patrie haïtienne, Jean-Jacques Dessalines. Tout le résultat d'un État en panne de planification y trouve sa souche. Tout le long de la rue, jadis à quatre voies, maintenant réduite presque à deux, depuis le Portail de Léogâne jusqu'au Carrefour de l'Aviation, le chaos de la bidonvillisation y prend logement. Le commerce, la circulation automobile, les restaurants à ciel ouvert, les femmes en petites tenues, les immondices... transforment la célèbre Grand-Rue en un répertoire du mal-être haïtien. Topo du boulevard Le topo du Boulevard Jean Jacques Dessalines est une succession de listes d'activités hétéroclites. Divisée en blocs distincts, chaque intersection de rue ou chaque groupe d'immeubles héberge des occupations avec leur lot d'anarchisme. 

Marché Tête-Boeuf et environs 

Du Carrefour de l'Aviation au marché Tête-Boeuf, les ferronniers, les charpentiers, les garagistes, les marchands de sucrerie, de café... et les pseudo restaurants, partagent les trottoirs, la chaussée avec les passants et les véhicules. Les résidus des matériaux et des produits utilisés par chacune de ces activités, génératrices de déchets lourds ou polluants, jonchent le sol. 

Incendié en mai dernier par des présumés bandits, le marché Tête-Boeuf est un squelette de bâtiment prêt à s'écrouler, sous lequel des résignés espèrent encore retrouver la vie. Ils y exposent des valises, des sacs de voyage et quelques vêtements importés. Les ruines de ce marché ajoutées à celles du sous-commissariat du Portail Saint-Joseph enveniment davantage l'état lamentable dans lequel se trouve l'espace. Un peu plus loin, l'asphalte est partout trouée et noyée sous des eaux boueuses ou graisseuses. Les amas de fatras sont une caractéristique du Boulevard. 

De la zone du marché Tête-Boeuf jusqu'au Portail de Léogâne, les piles d'ordures occupent une bonne partie de la chaussée. Toujours dans la périphérie du marché incendié, les galeries d'anciens et d'actuels dépôts ou de magasins sont prises d'assaut par des marchands, comme on en retrouve à même la voie. 

A partir de là jusqu'à la Rue Martelly Séïde (Rue Bonne Foi), l'embouteillage, monstre, est quotidien. La cause : le sol défoncé ajouté à d'autres pratiques anarchiques. 
La chaussée recueille toutes les eaux déversées par les rues attenantes à cet intervalle; les marchands placent leurs étals sur une partie importante de la rue, les lignes de passants, d'acheteurs... laissent juste un couloir sur cette route à quatre voies pour les automobiles. En plus de tout cela, des conducteurs déréglés s'arrêtent au beau milieu de la route pour prendre ou laisser descendre des passagers. Ce qui rend extrêmement difficile la circulation dans cette intersection. Le pire, sur toute cette partie du Boulevard, le débordement des marchés en Fer, Croix-des-Bossales... impose son macabre décor.

Entre les Rues des Miracles et Pavée

Peinture montrant l'Empereur Jean-Jacques Dessalines
Entre la Rue des Miracles et la Rue Pavée, marchands marchandes de sacs d'écoliers, de chaussures usagées et neuves, de cartes de voeux, de tissus, de prêt-à-porter... sont les maîtres et maîtresses des lieux. Et parmi eux, sur les caisses en bois de marchandises, de grosses chaudières de nourriture y prennent place, à côté des petits détaillants ambulants, omniprésents sur tout le Boulevard. Les consommateurs, dans la rue, debout ou appuyés contre une de ces boîtes ou contre de véhicules en stationnement, se remplissent l'estomac de cette nourriture, réceptrice de toute la poussière et des saletés dont le vent chaud de la journée est porteur.

A l'angle de la Grand-Rue et de la Rue Pavée, au pied de l\'ancien hôtel abandonné transformé en banque Nova Scotia, un grand parasol multicolore abrite plusieurs « hommes-cuisiniers », offrant leurs petits plats à tout venant. Ce spectacle accablant et désolant se reproduit sur tout le reste du Boulevard jusqu'au Portail de Léogâne. Mais passé les limites de la Rue Pavée, ces « chefs cuisiniers » sont de plus en plus rares. 

Après la Rue Pavée 

Après le bâtiment de la Téléco, les vêtements « made in faux » (NDR: des contrefaçons des célèbres marques américaines, françaises et italiennes), les chaussures, les vendeurs de CDs piratés (dans la plus grande quiétude), occupent et le trottoir et une partie considérable de la route destinée à la circulation motorisée. A la queue-leu-leu, des tentes constituées de morceaux de tissus distincts servent d'abris aux marchandises susmentionnées. 

Les démolisseurs, les vendeurs de pièces de voiture usagées, les marchandes de fritures et la lignée permanente de Carrefourois (habitants de la commune de Carrefour, située au sud de la Capitale) des deux côtés de la route, qui attendent les tap-taps, se retrouvent de la Rue Paul VI (Rue des Casernes), jusqu'à la Rue St-Honoré. A partir de là, les studios de beauté, les restaurants, les quincailleries... s'infiltrent entrent les bordels qui sont plus rares à partir de la rue Joseph Janvier. 
Des femmes en collant, minijupe... en tenues osées, assises ou debout sous les galeries, harcèlent tous les passants mâles. Même les élèves en uniforme ne sont pas épargnés. 

Ces images sont complétées par une pollution sonore déconcertante. Ferronniers, mécaniciens... dans un concert assourdissant, tapent sur leurs morceaux de fer et de tôle jusqu'à la Rue Chareron, où une flaque d'eau, présente même en saison sèche, occasionne toujours un bouchon aux heures de pointe. 

Juste avant le portail et dans toute la circonférence de ce lieu bourré d'activités, plusieurs stations d'autobus, reliant le centre-ville à d'autres communes adjacentes de Port-au-Prince et de plusieurs villes des départements du Sud, du Sud-Est et de la Grand-Anse s'y trouvent. Et le tableau que présente la Grand'Rue au-delà du Portail de Léogâne n'est pas moins désolant. Le petit commerce, la boue, les eaux insalubres, la station d'autobus de Léôgâne, les immondices... prêtent à cette partie de la Grand-Rue tout le reflet de cette anarchie urbanistique. 

Inauguration du Boulevard Jean-Jacques Dessalines
La Grand-Rue s'est, au cours de ces deux dernières décennies, convertie en tout ce qui peut être anarchique, au coeur même de la capitale, Port-au-Prince. Aménagée sous le gouvernement de Sténio Vincent, entre 1936 et 1937, la Gran-Rue a d'abord porté le nom du dictateur dominicain, à l'origine du massacre de plusieurs dizaines de milliers de compatriotes haïtiens, Trujilio. Sous François Duvalier, entre 1958 et 1959, sous la direction de l'architecte Adrien Roy, selon l'historien George Corvington, la Grand-Rue a été complètement bétonnée. Et depuis, plus rien n'a été fait pour changer l'image déplorable que revêt de plus en plus ce Boulevard rebaptisé du nom de l'Empereur Jean Jacques Dessalines. Dans la perspective de la célébration du bicentenaire de sa mort, en 2006, l'année 2005 est consacrée à sa mémoire. Pour ce qui concerne le Boulevard qui porte son nom, rien n'y semble avoir été consacré. Sinon, l'anarchie.



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