jeudi 31 octobre 2019

Être Haïtien que de nom



C’est effrayant de l’affirmer. Mais c’est un fait. Plus rien ne lie la majorité des Haïtiens entre eux. La notion de nation de Ernst Renan (philosophe, écrivain et historien français) qui renvoie à la “volonté de vivre ensemble” ne cadre absolument pas avec le tintamarre du quotidien d’Haïti en 2019. Aucune étude n’est obligatoire pour tout observateur averti d’affirmer sans ambages que pour beaucoup d’entre nous, nous ne sommes Haïtiens que de nom.

Le drapeau haïtien

La culture, la langue, la race, la religion… sont, selon le philosophe allemand, Johann Gottlieb Fichte, des caractéristiques objectives de la nation. Toutefois, la vision de Jean-Jacques Dessalines de la nation haïtienne nous a ôté deux épines du pied par rapport à ces attributs: la race et la religion. Dans un esprit fédérateur, celui retenu comme le père de la nation haïtienne, a mis de côté ces deux notions. Dans sa constitution de 1805, l’être haïtien n’est guère déterminé par une origine, une couleur de peau ou une race. Et celui-ci n’est point soumis à la pratique d’une religion spécifique. Une liberté totale est accordée en ce sens. Et cette vision est aujourd’hui encore pérennisée dans la constitution de 1987, en vigueur, révisée en octobre 2009. Dans aucun article n’est définie la nation haïtienne par rapport à une origine raciale ou à une profession religieuse. 

Donc, dans cette analyse nous ne considérerons que les notions de langue et culture ainsi que la “volonté de vivre ensemble” qui caractériseraient une nation selon Renan.

Le créole ne soude pas les Haïtiens entre eux

Vanessa, 40 ans, est une brillante professeure à l’université en Haïti. D’ailleurs elle est responsable d’une section et est membre du grand conseil de l’une des plus grandes et plus prestigieuses universités privées du pays. Détentrice d’un master, elle compte de belles années d’expériences dans des institutions financières tant à l’étranger qu’en Haïti. Elle explique avec rage et colère comment à la fin de l’année académique 2016-2017, elle s’est faite un sang d’encre à la réception d’un courriel en créole qui lui a été adressé par un étudiant. “Je trouve cela inacceptable qu’un étudiant à l’université écrivant à un professeur ose le faire en créole”, crache-t-elle. “Moi je trouve que le créole est d’une vulgarité écoeurante”, rouspète-t-elle pour assoir sa position. Elle se rappelle, avec une indomptable fierté, s’être adressée en créole à son père pour la première fois quand elle est rentrée à l’université. Quant à son mari, “fier descendant” d’une famille aisée d’Haïti, elle n’a jamais eu de conversation en créole avec lui depuis leur relation, vielle de plus d’une dizaine d’années.  

Vanessa est certes dans le domaine de la finance. Même si la sociolinguistique n’est pas un chapitre de son syllabus, mais on sait tous qu’un cours sur l’économie peut facilement basculer dans des digressions d’ordre socio-linguistique. Cependant, avec une enseignante ayant une telle considération pour la langue maternelle de tous les Haïtiens, le créole, on devine aisément qui aura le dernier mot si un débat contradictoire autour de la langue survenait. Tout le monde sait quel niveau d’influence un professeur peut avoir sur un élève ou un étudiant. Une majorité écrasante des apprenants risquent d’adopter la position “aliénante” de la professeure par rapport au créole. Le seul matériau intangible, supposé souder tous les haïtiens entre eux. Et on convient que l’exemple de Vanessa est loin d’être un cas isolé. 

Même pas dans le rural

À Miragoane, chef-lieu du Département des Nippes, dans le sud d’Haïti, sur la cour d’une école privée, tout visiteur peut lire ceci: “l’usage du créole est formellement interdit au sein de l’établissement”. Bien entendu, en lieu et place du créole, c’est le français qui est d’usage. Cette langue que “moins de 15% de la population maitrise à des degrés divers”, selon une étude menée par le feu professeur Pierre Vernet. Ce dernier était doyen de la faculté de Linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, jusqu’à sa mort le 12 janvier 2010 sous les décombres de cette institution qu’il a largement contribué à mettre sur pied. Cette recherche produite dans les années 90, se portait sur l’aménagement linguistique en salle de classe. 

Puni pour s’être exprimé en créole

Presque tout scolarisé haïtien connait l’histoire du “symbole” ou du “jeton” de la honte qu’un élève reçoit pour s’être exprimé en créole. Certaines écoles ne se gênent même pas et vont jusqu’à fouetter et garder en “retenu” ou en “colle” celui ou celle qui détient l’objet d’opprobre à la dernière minute de la journée de classe. Quelle attitude peut avoir un élément par rapport au créole quand il a été humilié, battu, puni pour en avoir fait usage, avec des camarades qui partagent avec lui la même nationalité, la même langue…?
Si vous essayez de faire entendre raison à Vanessa sur la question de la langue, elle vous balancera avec conviction, “dans une interview d’embauche pour un cadre dans n’importe quelle institution, c’est en français que tout se fait. Si vous ne maitrisez pas cette langue en Haïti, les chances de décrocher un emploi comme haut cadre n’existent même pas”. Et dans les faits, c’est plus qu’une demi-vérité.

Le français pour mesurer la connaissance

Jérôme est spécialiste en développement. Il postule pour un poste de formation qu’une très grande organisation nord américaine met sur pied pour une institution publique. La langue que doit maitriser le consultant est le français, mentionne-t-on dans les termes de référence. L’interview et tout le processus pour décrocher le poste s’est fait en français. Mais 80 % des participants de la formation n’avait aucune maitrise de cette langue. Ils le comprenaient à peine. Toute la formation s’est déroulée en créole et l’usage du français serait même contre indiqué avec ce groupe d’apprenants. Pourquoi Jérôme s’est fait juger, évaluer en français alors que c’était loin d’être un atout pour remplir sa tâche?

La réponse est simple. Ici c’est la maitrise du français, qui ne lie nullement tous les Haïtiens/nes entre eux/elles, qui est considérée comme l’aune pour mesurer la connaissance. Vous n’êtes personne si vous ne parlez pas cette langue. Cependant, depuis plus de deux décennies, l’anglais est devenu le principal concurrent du français en Haïti. De plus en plus d’Haïtiens mettent en avant la maitrise de la langue de Shakespear pour se valoriser aux yeux des autres. Parce que le scolarisé haïtien qui sait qu’il est un privilégié, juste parce qu’il sait lire et écrire, doit le faire savoir. Il est formaté pour mettre cet atout en avant. Il ne doit pas être vu comme beaucoup de ses compatriotes de plus de 15 ans (un peu plus de 39% selon populationdata.net) qui ne savent ni lire, ni écrire. C’est un objet d’ascension sociale que de savoir lire et de le faire savoir. Et la langue est le principal outil utilisé pour faire cette démonstration. Et même le scolarisé haïtien s’exprime en créole, il doit, le plus que possible utiliser des mots français, anglais aussi maintenant, pour signifier à son interlocuteur qu’il connait aussi le français ou l’anglais. Quitte à déformer ses pensées ou à rendre ses dires illogiques et insensés.

Le non-scolarisé n’en est pas exempt 

Le non-scolarisé peut mal vous percevoir s’il sait que vous avez été à l’école et vous parlez le créole comme il faut. Lui-même dans son parler, dans la mesure du possible, essaye aussi de ne pas s’exprimer dans un créole pur. Il dira rarement “sik”, mais “suk”. Il inclura des “que” dans toutes ses phrases. Il dira “bonjou avèk tout moun k ap koute nou la” au lieu de dire “Bonjou tout moun k ap kout nou la”. Parce que c’est ce que dit le scolarisé qui est au micro de la radio. Et ce média, le plus prisé jusqu’à présent, à cause de la primauté de l’oralité dans le vécu haïtien, a beaucoup aidé dans cette aliénation généralisée par rapport à la question de la langue. A partir de 1986, la quote du créole avait augmenté surtout dans les médias, la radio notamment. Toutefois, les scolarisés, toujours habités par cette volonté de se distinguer de ceux et celles qui ne savent pas lire, a aidé à promouvoir ce parler créole incrusté de mots français, des fois hautement académiques pour expliquer des fois le quotidien ordinaire de l’Haïtien et de l’Haïtienne. C’est ce parler-là que le non-scolarisé, avec ses limites sémiotiques et phonétiques, tente de reproduire dans ses interactions de tous les jours.
Dans la construction de l’être haïtien, le créole, langue exclusive de 85% de la population (selon l’étude “Aménagement linguistique en salle de classe), n’était pas dans le programme. Il faudra attendre la fin des années 70, avec la Réforme Bernard  (mise en application à partir de 1982) pour voir le créole admis comme langue d’enseignement aussi. Ce n’est que dans la constitution de 1987 que cette langue maitrisée par 100% des Haïtiens a été promue au rang de langue officielle à côté du français. Il n’est donc pas étonnant que le créole ne soit pas, dans les faits et dans la pratique, le ciment qui lie tous les Haïtiens et Haïtiennes. Et la langue n’est pas le seul lien absent entre ce peuple.

Acculturation  

Il est difficile, pour éviter d’employer le mot impossible, de parler de culture haïtienne en 2019. Il n’y a pas de mode de pensée ou de mode de vie qui soit commun à tous les Haïtiens. Puisqu’il n’y a plus de pratiques ou de valeurs propres à Haïti et qui soient en vigueur dans cette société. Chaque groupuscule d’habitants de cette terre regroupé pour des raisons sociales et notamment économiques, adoptent des croyances, des  pratiques et un mode de vie distincts. La seule classe existante en Haïti est celle de la bourgeoisie. Les autres forment un seul groupe: les prolétaires. Bien entendu, parmi eux, il ya les prolétaires dits de classe moyenne, qui sont juste des pauvres un peu moins pauvres que le reste. La bourgeoisie quant à elle, est soudée par des raisons économiques et de caste. Cette dernière qui est essentiellement composée de descendants français, anglais, allemands et arabes ne se mélangent pas à la majorité noire d’ascendance africaine. Cette classe possédante pratique une endogamie drastique presque sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Par exemple,  très peu de noms d’arabes sont liés à des Pierre, Joseph, Jean, Luc, Oracius, Désilus, Jeantilus… Et leur mode de vie, leurs valeurs… sont loin de ressembler à ceux des prolétaires. Et au sein de ces derniers, les croyances se diffèrent. Ils sont surtout touchés par un problème identitaire et adoptent le plus possible les valeurs que l’éducation venant de l’occident ou de l’ancienne métropole leur impose à travers l’école. Et l’État, produit de ce système n’a pris aucune mesure pour garder et faire la promotion des valeurs haïtiennes. Les responsables des médias, toujours des produits de ce même système non-haïtien, diffusent et promeuvent en majorité ce qui vient d’ailleurs. Il ya des stations de radio qui ont des programmes exclusivement en Anglais Des stations de télévision haïtiennes ont des tranches entières de leurs programmation consacrées à la diffusion de chansons, de documentaires de films, de culture et de valeurs qui viennent d’ailleurs exclusivement.

Dans la pratique, les prolétaires qui n’ont presque rien en commun, sinon leur pauvreté, adoptent des valeurs apprises à l’école taillée à partir du système importé de l’étranger et des  cultures promues par les médias. Il en ressort une acculturation sans mesure de cette société hétéroclite qui ne partage ou qui ne s’entend par sur le créole qui devrait les souder et des valeurs et modes vie identiques.

Quand au désir du vivre ensemble, c’est une notion qu’on ne peut pas se vanter d’avoir en Haïti. Car le respect mutuel, l’acceptation de la pluralité des opinions et le partage harmonieux des valeurs de la vie sont des denrées extrêmement rares sur le territoire. Pour cause, ici on traine une instabilité politique chronique causée principalement par un individualisme chronique qui entrave le développement de cette “nation” vieille de plus de deux siècles. Cet individualisme est aussi à l’origine de cette corruption qui est une barrière à tout élan de progrès du pays. Loin d’être un peuple soudé par des dénominateurs communs comme la langue, la culture et la volonté du vivre ensemble, l’être haïtien est une dénomination qui existe qu’en théorie. Après le constat, doit venir l’action qui doit changer la donne. Et elle doit émaner d’un désir commun. Mais pour l’instant, nous ne sommes Haïtiens que de nom.


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