mercredi 19 décembre 2012

Urgence de nuit à Port-au-Prince

Pour rester anonyme, on appellera mon ami Robert. Il a 33 ans. 21h 48, il m'appelle : « Je suis malade. De fortes douleurs aux reins. Veux-tu m'emmèner à l'hôpital, stp », bafouille Robert. « A quel hôpital tu veux que je t'emmène ? », lui demandai-je, perplexe, présageant déjà le tableau. « Aucune idée », tonne-t-il, sous la pression de la douleur. Et c'était parti pour la plus désagréable errance  vespérale.


Après avoir un peu arpenté la commune de Delmas, notre périple nous conduira au service des urgences de l'hôpital général. Robert y trouvera des soins. Dieu merci. Il n'a pas été gardé. Fort heureusement. Car, de la place, il n'y en avait plus dans ce nid de microbes au visage cadavérique du service des urgences de l'HUEH. C'était, il y a un an. Récit.

Robert habite à Delmas 67. 12 minutes après son appel, je suis chez lui. Il a pour tout argent, les deux mille gourdes qui devaient servir, le lendemain, à l'achat de lait et de couches pour son garçon de 7 mois. Il n'a aucune assurance-maladie. Bien qu'il travaille dans deux grandes et prestigieuses entreprises à Pétion-Ville. Pour avoir déjà emmené un accidenté à ce service, je lui propose l'hôpital Médecins sans frontières au camp de réfugiés du séisme de janvier 2010, sur la grande cour de l'école Saint-Louis de Gonzague, à Delmas 31. Les soins sont gratuits, rapides, et ils ont sur place tous les moyens pour faire des analyses et des radiographies.

22h 11. Nous butons contre la fermeture des barrières de l'entrée du camp, qui donnent aussi accès à l'hôpital Médecins Sans Frontières. Deux résidents du camp, dont l'un en pyjama, nous invitent à regarder, à côté un panneau. « L'hôpital Médecins sans frontières est transféré à Sartre ». Robert fait la moue. Ses douleurs ne connaîtront pas de fin de sitôt. Nous sommes abattus. Moins que le monsieur en pyjama qui nous déconseille de nous aventurer, à pareille heure, sur la route conduisant à Sartre. Il ajoute, désolé, « le transfert de l'hôpital Médecins sans frontières est une grande désolation pour les habitants de Delmas ». Il ne croyait pas si bien dire.

Le Smartphone de Robert lui fait signe. Un ami sur Facebook lui suggère l'hôpital La Paix à Delmas 33. Robert avait posté sur son mur virtuel du grand réseau social, sa mésaventure avec les douleurs aux reins.

 22h18. Nous prenons place dans le parking du centre hospitalier. A la réception, un monsieur calé dans une chaise nous balance, sans ménagement, dans un naturel impossible: « On n'a pas de service des urgences ici la nuit. Nous ne recevons que les femmes enceintes prêtes à accoucher ». Les douleurs de Robert lui passent un nouveau tabac. Son visage se rembrunit. Davantage. « Il n'y a pas quatre solutions, messieurs : l'hôpital général », nous recommande-t-il, en épongeant sa bouche d'une serviette en papier. Il dînait.

HUEH, à bord, tous ! 

 22h43. La grande barrière verte de l'HUEH s'ouvre après deux retentissements d'avertisseurs. Une écriture lavée, sur un mur à gauche de l'entrée, indique le service des urgences. Dès l'entrée, le décor est planté. A gauche, sur les accotements sales de la clôture, un monsieur dans la cinquantaine, sa paire de bottes lui servant d'oreiller, est allongé sur le côté. Sur des chaises en face de la barrière d'entrée, des gens - des femmes surtout - les mains aux mâchoires ne luttant plus contre un sommeil qui les a saisis, dans cet inconfort. Robert et moi traversons en trombe la petite allée, où des deux côtés, des gens à même le sol, ont trouvé le paradis; le sommeil.

Au carré où se trouve un des médecins de garde, on nous apprend qu'on devait faire un dossier à l'entrée. On revient à ce qui doit être juste un coin banal d'attente réservé aux parents des patients, une dizaine de personnes s'y agglutinent. Malades et parents compris. Sur trois chaises, une jeune dame dans la trentaine est allongée, un sérum suspendu à un pieux est relié à son bras gauche. Une autre dame, au regard désespéré, chasse les mouches qui prennent pour appât le corps dénudé d'un très jeune enfant perdu dans un profond sommeil.

Derrière des grillages métalliques, à l'entrée, un monsieur sort un épais cahier et enregistre le nom de Robert et l'heure de son amission. Sur une carte et une feuille, il gribouille à nouveau le nom de Robert, son âge, son adresse. Il ne réclame pas un centime. Il nous fait signe de frapper à la porte en fer d'à côté. Trois coups au métal. Personne ne répond. On y pénètre. Devant un vieux bureau qu'un jeune médecin et une infirmière, fort avancée dans la cinquantaine, partagent, un patient et deux parents écoutent les instructions. C'est le tour de Robert. Questions d'usages. « Depuis quand ressentez-vous les douleurs...? ». 

Images de fin du monde

L'esprit libéré, mes yeux et mon odorat s'ouvrent à l'espace: il est empuanti. J'y repère du sang. En effet, le sol est maculé de taches de sang coagulé. Ça et là, sur la céramique tachetée de saletés, des boules de coton imbibées de sang renforcent l'ornementation.

Le problème de Robert est identifié: calcul renal. Le médecin griffonne sur un morceau de papier blanc sans entête de l'institution, mais signé et scellé, trois médicaments à aller acheter en dehors de l'hôpital. Je sors. Sur la cour, le morceau de papier en main, un gros monsieur, chemise blanche à manches courtes, me rattrape. « C'est pour des médicaments ?», me harcèle-t-il. Je lui demande hargneusement s'il était une pharmacie ambulante. Un deuxième, cravaté, me rejoint et me demande à voir la prescription. Intrigué, je joue le jeu. Un simple coup d'oeil, il me balance un prix : « 110 gourdes ». J'ai cru avoir affaire à un agent délégué de l'une des pharmacies en face de l'hôpital. Il me demande, presto, de le suivre à la sortie. On traverse la rue. A une dizaine de mêtre, il s'arrêtes près d'une camionette blanche, qu'il ouvre sans clef et fouille dans des boîtes et des sachets. Il tire un petit sachet, me met deux seringues et deux petites ampoules. Je vérifie à la lumière d'un de mes portables si le griffonnage sur le papier correspondait à la marchandise. Correct. Mais je n'en reviens pas. Je viens d'exécuter une prescription dans une voiture-pharmacie. Je demande à voir la boite qui contenait l'ensemble des ampoules. Elles expirent en décembre 2012. Il précise pour moi: c'est juste des calmants contre la douleur. On va faire deux piqûres à ton malade, et d'ici un quart d'heure, il n'aura plus mal. Je lui donne 100 gourdes. Il laisse tomber les dix gourdes.

Chose dite. Chose faite. L'infirmière, sympathique et causante, fait les deux piqûres à Robert, assis sur une chaise en face d'elle. « Dans un quart d'heure, tu n'auras plus mal », reprend-t-elle, comme le pharmacien ambulant. Elle demande à Robert de se hisser sur une espèce de lit avec un matelas recouvert d'un cuir vert, dont la propreté est plus que douteuse. Il n'est pas recouvert. Les patients qui l'ont précédés y ont laissé sang et pus. Robert a une excuse en béton pour éviter de s'allonger sur ce foutoir. « J'ai davantage mal quand je suis couché ». L'infirmière n'en démord pourtant pas : « allonge-toi ». 

Un accidenté arrive. Plus grave que Robert. Trop content, il cède sa place. Le nouvel admis, la tête enrubannée. Sans arrêt. Il a, fixé à son bras, un sérum. Il s'est déchiré la tête dans un barbelé. Il revient de l'hôpital Adventiste de Diquini dans la commune de Carrefour. On ne pouvait rien pour lui. Il n'y avait pas de chirurgien disponible au service des urgences. Il prend place sur le matelas vert. Un jeune médecin arrive. Aiguille et fil en main. En 10 minutes, il remet la tête du blessé en état. Enfin, presque. Ce dernier se lève, tout content, laissant derrière lui un matelas vert rougi de sang. Il ne sera pas nettoyé. Le prochain malade y prendra place. Dans le sang de ses prédécesseurs.

Dans la salle où sont gardés en observation les patients reçus en urgence, c'est le calme plat. Tous dorment. L'odeur pourrie de sang et de chair en décomposition y plane. Les lits sont de hauteurs et de formes différentes. Les couvertures sont apportées par les malades. Elles sont de toutes les couleurs. Le sol est sale. Le robinet du lavabo, en face du carré des médecins de garde, ne crache plus une seule goutte d'eau. Sous un lit en face, trois parents prennent place. Sur un simple drap, posé sur le sol infesté de microbes. Pas très loin, toujours par terre, une autre dame allaite son bébé. Tous deux dorment. « On n'a pas d'outils, nous sommes très sous équipés, mais quand un malade arrive aux urgences, nous faisons l'impossible pour lui offrir le maximum de soins », se félicite un jeune médecin, dans la trentaine.

Quand plus rien ne reste ou n'existe à l'HUEH, il y a encore ces jeunes médecins et infirmières qui se démènent pour sauver des vies. Avec les mains vides. Si vous les interrogez sur l'image de fin du monde qui caractérise le service des urgences de l'HUEH, ils vous répondront avoir connu pire. Résilience. Heureusement que le nouveau président d'Haïti, plus assez neuf, promet aux Haïtiens un nouveau pays. Des services de santé, dans la dignité, doivent sûrement venir avec aussi. Croisez les doigts ! Ici, en Haïti, il est permis de rêver en couleurs!

Gaspard Dorélien

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