Si vous leur tendez un micro, le haut-parleur restera muet. Ils ne
parleront jamais. Certains vivent la déchéance haïtienne avec un mutisme
surjoué. Lourd. Triste. Pénible. Amère. En Haïti, au temps des grandes
crises, le silence devient thérapie.
Angie, la soixantaine sonnante, adore les livres. Elle en a fait
d'ailleurs un métier. Elle choisit dans un pays, où la lecture est un
exercice élitiste et le pouvoir d'achat l'apparat d'une minorité, de
vendre des livres. Elle est libraire. Depuis plusieurs décennies. Elle
ne vous dira pas qu'elle est préoccupée par la menace qui zyeute
l'avenir de sa librairie. Comme tous les commerçants de la commune de
Pétion-Ville, elle redoute une possible casse postélectorale. Comme ça a
été le cas au premier tour.
A un journaliste qui l'invite à une émission culturelle à la radio pour
parler du métier de libraire en Haïti, elle exprime un refus
catégorique. Pas question pour elle de prendre la parole dans ce
tintamarre, cette crise, cet incertain, ce gouffre... qui caractérise le
quotidien de cette Haïti d'aujourd'hui. « Je ne parlerai pas ! Je ne
veux pas parler...». Comme Myriam qui est galeriste, comme Jérôme qui
est peintre, comme Maude qui est professeur à l'université, Angie fait
du silence le remède à ses maux. Ces maux d'un « pays à l'avenir
incertain ». Même à la veille des élections qui doivent renouveler le
personnel politique.
« Les élections, je m'en balance »
Si les meetings politiques de Mirlande Manigat et de Michel Martelly
font jubiler des foules de sympathisants, ils n'augurent rien de bon
pour nombre de citoyens et de citoyennes d'Haïti. « Leurs discours sont
truffés de promesses fallacieuses, irréalisables durant leur quinquennat
», tonne Jérôme dans un accès de colère. Le pire, c'est que le peuple y
prête foie, poursuit-il. Jérôme est un excellent peintre qui a réussi
dans le domaine. Ses toiles ont fait le tour du monde et font partie des
oeuvres de grands collectionneurs haïtiens et étrangers. Ses enfants
fréquentent les meilleures écoles en Haïti et en Amérique du Nord. Mais
Jérôme ne croit pas que l'avenir sera prometteur pour lui et ses enfants
en Haïti.
Les discours des candidats sont révélateurs d'une vision étriquée qui ne
répond guère au besoin réel du pays, juge-t-il. Les élections devraient
être porteuses d'espoir, de changement, de renouvellement, mais
celles-là, selon moi, sont loin d'accoucher tout ça, prévoit Jérôme,
avec un rictus de colère. « Ces élections, je m'en balance »,
crache-t-il. Ces opinions exprimées par Jérôme se limiteront dans des
discussions entre des membres de sa famille et de ses amis proches. Ne
lui demandez pas d'en parler haut et fort. Il ne croit pas que sa voix
pourra changer les choses. « Je me tais pour soigner mes blessures
issues des prochaines déchirures encore plus béantes de la terre qui m'a
vu naitre ».
« Je me nourris de silence »
Maude, 34 ans, est une ancienne enseignante de sociologie linguistique à
l'Université d'État d'Haïti. Aujourd'hui elle fait une maitrise aux
États-Unis en politique publique orientée vers la question de genre.
Elle est de passage en Haïti pour des entretiens devant servir à
l'élaboration de sa thèse. Elle se dit tenailler par le sombre et triste
sort qui attend le pays à l'issu des élections. Parce qu'elle aussi, ne
voit en aucun des candidats le personnage idéal pouvant apporté ce
changement majeur qui peut inverser la direction vers l'abîme que semble
prendre le futur d'Haïti.
« Mais j'irai voté. Étant donné que je serai au pays au-delà du 20 mars.
Des deux candidats, il y en a un avec qui on courra moins de risque »,
rassure-t-elle. Maude remplira son devoir de citoyen, explique-t-elle,
non pas parce qu'elle a été convaincu par le programme ou le discours de
l'un ou l'autre candidat, mais parce qu'elle croit pouvoir éviter le
pire venant de l'un des candidats. Ne la demandez pas qui des deux
candidats représente ce mal pour le pays. Elle vous répondra qu'à ce
stade son espoir est muet. « Je me nourris de silence », poétise-t-elle.
« Silence jusqu'après les élections »
« Ce n'est pas le moment. Il n'y a rien à dire dans ce pays avant les
élections. Si je dois parler à la radio ce sera après les élections »,
répond Myriam à un journaliste. Cette dernière est une sommité de l'art
plastique en Haïti et propriétaire de galerie d'art. Pourtant
l'invitation du chroniqueur ne touchait nullement la politique. Avant
les élections qui semblent représenter une épée de Damoclès sur l'avenir
du pays, pense Myriam, pas question de parler d'art, de peinture...
Elle saura après les élections si l'art aura encore une place dans le
désordre qui peut en résulter. L'angoisse et l'inquiétude qui rongent
cette dame dans la soixantaine sont perceptibles dans sa voix. Pour ne
pas la perdre, elle se tait. Elle s'interdit de parler.
Ce silence est majeur. Pour beaucoup de compatriotes haïtiens le pays va
mal. L'avenir est incertain. Et ils vivent dans une douleur inexprimée
ce mal-être du pays. Elever la voix, s'opposer à ce déroutement,
argumentent-ils, ne changera pas les choses. « J'ai été au front en
1986, 25 ans après l'écho de ma voix me donne des remords », avance l'un
des protagonistes cités plus haut. « J'ai affronté le macadam en 2003
et 2004, mais rien a changé depuis », reconnait un autre. Frustrations,
remords au trippe, ils se tapissent dans le silence pour tenter de se
guérir du mal qui tétanise le pays. « Se taire peut parfois être
thérapeutique quand le parler est vide d'espoir ». Chhhhhhhtttt !!!!
Gaspard Dorélien
Suivez-moi sur Facebook et Twitter
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire